fermer

f°043 - Recto | f°044 - Recto << Cote g226 - vol. 2 - f°045 - Recto -  >> f°045 - Verso | f°046 - Recto

Cote : g226_2_f_045__r____ | ID_folio : 2627 | ID_Transcription : 1082 | ID_Image : 7880
L. Havin par Eug Pelletan. 1861 A M. Havin, directeur politique du SIÈCLE.
II
Paris, 10 décembre 1861.
Savez-vous monsieur, que vous êtes un type de ce temps-ci, pour le moins autant que le docteur Véron ? Notre ami Morin en faisait l’autre jour le portrait de main de maître ; il disait que le docteur n’enviait pas le talent, parce qu’il ne le comprenait pas ; vous le comprenez encore moins, mais vous le détestez. Vous regardez l’esprit comme une injure personnelle. Il y a encore une différence entre vous et le docteur. Il n’a sans doute aucun mérite d’écrivain ; on le lit toutefois à l’occasion, comme on mange un plat ; sans respect on y trouve bien une saveur provençale qui emporte la bouche et modifie l’atmosphère. Que voulez-vous? quand on fréquente certaine compagnie, il faut bien consentir à faire une débauche. Mais je mets au défi le lecteur le plus robuste de porter jusqu’au bout l’épreuve d’un article de votre rubrique. On a inventé la torture de la privation de sommeil ; vous avez trouvé un supplice plus terrible, à mon avis. Si le docteur Véron l’emporte sur vous par le style, vous reprenez l’avantage par la tenue. Que ne pouvez-vous vous voir passer ? Certes vous avez pour vous beaucoup d’admiration, mais vous finiriez par vous adorer. Qui de nous n’a rencontré quelquefois sur le boulevard un bel homme, bouffi et béat du coup d’Etat que la nature a dû faire pour le produire ? Il marche dans sa longue redingote à la propriétaire, la tête au quatrième étage, le pouce passé dans la brassière du gilet, et la main en éventail comme pour aérer son jabot. Au rayonnement de son sourire, à l’épanouissement de sa figure, on voit bien qu’il porte le sort du monde dans un tiroir de son cerveau, et qu’il a trouvé le secret de combiner, dans une savante harmonie, la candeur ineffable de M. de la Palisse avec la majesté olympienne de M. Prudhomme. Qui donc a pu vous donner l’idée de vous faire nommer rédacteur en chef d’un journal ? Ce n’est pas, à coup sûr, l’instinct irrésistible de la vocation. Jusqu’à l’âge glorieux de la cinquantaine, vous n’avez jamais soupçonné en vous le génie de l’écritoire. Tout au plus aviez-vous écrit jusqu’alors à votre bouvier pour lui recommander une vache malade, ou à votre cuisinière pour lui donner une recette de gigot braisé. Enfin vous voilà rédacteur en chef par un caprice de la destinée ; mais comme je fais profession de justice, je dois reconnaître que, dans cette fonction imprévue, vous avez déployé une merveilleuse originalité. Vous avez dit du premier jour : Il doit y avoir dans un journal, comme dans un corps d’armée, une hiérarchie à l’infini, qui élève de gradin en gradin le général en chef à une incommensurable hauteur. Vous avez donc organisé la rédaction du Siècle en grande et en petite rédaction. Pour marquer la différence du grade à l’œil du lecteur, vous avez décrété un caractère majuscule pour la première catégorie, et un caractère minuscule pour la seconde ; il faut lire, par exemple, à la loupe, un article de M. Borie ou de M. Bénard, absolument comme on étudierait un puceron sur une feuille de rosier. Pourquoi cette différence, injurieuse à la fois pour l’écrivain et le lecteur : pour l’écrivain, qu’elle marque d’une étiquette comme un talent de seconde qualité, et pour le lecteur, qui trouve souvent que la seconde qualité vaut mieux que la première ? A coup sûr, M. Borie a autant d’esprit, sans compter la science, qu’aucun autre rédacteur de votre journal ; et si jamais vous éprouvez le besoin d’apprendre l’économie politique, je vous conseille d’aller à l’école de M. Bénard. Quant à vous, rédacteur en chef, directeur politique, deux fois chef sous deux noms différents, — attendu qu’on ne pouvait fondre un nouveau caractère d’imprimerie à votre dimension, vous avez exigé une double, une triple interligne pour chaque phrase tombée de votre plume ; de sorte que la multitude ébahie circule à travers votre prose, comme par une allée royale du parc de Versailles. Vous avez cru de bonne foi qu’un rédacteur en chef avait une étiquette à garder, et qu’il devait à sa dignité de prendre seulement la parole à l’occasion d’une solennité, et autant qu’il trouvait un interlocuteur à sa mesure. Aussi vous ne sortez de la profondeur de votre silence que pour donner la réplique à une tête couronnée. Chaque fois qu’un souverain prononce un discours, vous dites inexorablement votre mot, comme si vous traitiez de puissance à puissance. Le premier dans le monde, vous avez découvert qu’il y avait un style spécialement affecté au rédacteur en chef du journal. Vous vous mettez à votre bureau pour annoncer au monde entier que nos soldats ont montré « beaucoup de courage » dans la campagne d’Italie. Vous cherchez à résoudre ce difficile problème de diction pour un rédacteur en chef ; vous grattez d’abord l’oreille droite, vous grattez ensuite l’oreille gauche ; vous posez votre plume, vous la reprenez, et vous la laissez tomber de désespoir. Je ne peux pourtant pas écrire « beaucoup de courage, » vous dites-vous. Courage, c’est un mot comme un autre, un mot vulgaire, style de la seconde catégorie, renvoyé à Bénard. Et vous rongez votre ongle pour appeler l’inspiration. Si je mettais « bravoure, » ajoutez-vous ; l’expression a meilleure tournure ; mais ce n’est pas en

Transcription : Stéphanie Dord-Crouslé

Document « brut » imprimé

Titre de la page : L Havin par Eug Pelletan 1861

Si vous avez relevé une erreur de transcription ou de normalisation, si vous pensez avoir déchiffré un mot illisible, prenez contact avec nous :