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Transcription

TIRAGE DU PETIT JOURNAL

 

alinéas de             132,300             Spécimen

timothée Trimm

                                                                

Lundi 20 juin 1864

 

           

L’ÉLECTION de la ROSIÈRE de SURESNES

 

Je ne vous parlerai pas de la rosière de

Salency, dont la fondation date de saint

Médard,

Qui couronna rosière sa propre sœur,

Ni de la rosière de Nanterre, patrie de

sainte Geneviève, ni de celle de Fotenay-

sous-Bois,

Ni des rosières de la Manche et de la Côte-

d’Or.

Je vais vous entretenir de la rosière de

Suresnes, qu’on a couronnée hier dimanche,

19 du courant.

*

*    *

Je me suis personnellement rendu à la cé-

rémonie,

Et par un beau soleil j’ai escaladé ces co-

teaux célèbres,

Dont les vignes donnent le vin le plus sûr

de ce pays des Gaules.

*

*    *

Pourtant le bon roi Henri IV raffolait du

vin de Suresnes.

La cour en faisait le plus grand cas.

Le reine Margot le humait avec délices,

Et on le trouvait encore excellent du temps

de Louis XIII et de la Reine-Mère.

J’ai demandé aux gens du pays pourquoi

le vin de Suresnes avait dérogé ?

On m’a répondu :

Qu’on faisait produire à la même terre des

pois, des pommes de terre et du raison ;

Qu’on marcotait les vignes pour avoir

plus ample vendange, ce qui diminuait la

qualité du vin… ;

Enfin que le sol, par suite de révolutions

géologiques, avait changé de tempérament.

*

*    *

Je me suis rendu à l’église,

Et grâce à l’obligeance des membres du

conseil municipal, j’ai pu voir couronner la

Rosière, malgré la foule qui encombrait le

temple.

Voici un extrait du règlement :

« Article 1er. Tous les ans et à perpétuité,

celle des jeunes filles de Suresnes qui aura

été jugée la plus vertueuse, sera couronnée

Rosière et dotée de 300 francs qu’elle recevra

le jour de son mariage.

» Art. 2. La Rosière sera choisie parmi les

filles nées à Suresnes ou qui y auront eu leur

domicile habituel depuis l’âge de douze ans.

—     Elle devra être âgée de moins de dix-

huit ans, ni de plus de vingt-huit. »

 

*

*    *

L’institution de la Rosière de Suresnes est

ancienne ; elle date de 1779 et fut abrogée

en 1793, mais l’histoire de son rétablisse-

ment est excessivement touchante.

Toutes les mères seront de mon avis.

 

*

*    *

Une jeune dame, Mme la comtesse Panon

Desbassayns de Richemont, se rendait en

juin 1804, du château des Landes, près Su-

resnes, à la Malmaison.

Sa voiture versa au tournant du chemins.

L’un des enfants, la jeune Camille, reçut

un coup dont elle mourut quarante jours

après.

En souvenir de cet enfant chéri, Mme Des-

bassayns de Richemont reconstitua l’insti-

tution de la rosière de Suresnes,

Avec les obligations bizarres et charman-

tes qui sont détaillées dans la lettre même

de la fondatrice, que je suis assez heureux

pour pouvoir vous offrir.

 

*

*    *

Lettre de Mme Eglé Desbassayns à MM. les

maire et membres du conseil municipal de la

commune de Suresnes.

 

« Messieurs,

Lors de la perte cruelle que j’ai faite à

Suresnes de ma fille chérie, j’ai reçu des

habitants de ce village des secours et des

preuves de sensibilité dont mon cœur a été

vivement touché. Désirant leur donner un

gage durable de ma reconnaissance, et qui

puisse servir en même temps à faire chérir

et à conserver parmi eux la mémoire de

mon enfant, je viens vous prier messieurs,

d’agréer l’ordre que je fais de fonder à per-

pétuité un prix de vertu en faveur des jeunes

filles de Suresnes et d’y rétablir l’utile et

bienfaisante institution de la Rosière.

Mon voeu serait que l’anniversaire du

jour où ma fille m’a été ravie fût à l’avenir

consacré à récompenser les vertus qu’elle

me présageait, et que le même jour il fût

célébré un service à la mémoire de ma Ca-

mille, à la suite duquel les jeunes filles de

Suresnes iraient semer des fleurs sur son

tombeau et honorer ainsi la centre de l’in-

nocence.

Confiante en la généreuse bonté du pro-

priétaire du Calvaire, qui a bien voulu don-

ner le dernier asile à mon enfant, j’ose es-

pérer qu’il permettra que tous les ans ces

soins d’une mère affligée s’accomplissent.

Un autre vœu me reste à former, c’est que

la mémoire de ma fille aimée soit assez chè-

re aux rosières de Suresnes pour les enga-

ger à donner à leur fille aînée le nom de ma

Camille, comme un doux présage de grâces,

de beauté et d’innocence. Ah ! puissent ces

mères ne connaître jamais ce qu’il en coûte

à se séparer pour toujours de l’enfant en qui

on a placé son bonheur et ses espéran-

ces !

Si, comme je l’espère, vous agréez, mes-

sieurs, cette offre qui m’est dictée par la re-

connaissance, et par le besoin de m’occuper

de ce que j’ai perdu, je laisse à mon mari,

qui partage tous mes sentiments, le soin de

régler avec vous ce qui peut être relatif à

cette institution.

Je vous prie, messieurs, de recevoir l’as-

surance de ma considération.

Signée : Eglé Desbassayns, née

Mourgue.

Paris, le 25 pluviôse an XIII. »

 

*

*    *

Il y a donc un émouvant sentiment de

tristesse dans ces joies de la jeune fille cou-

ronnée,

Car de la guirlande de roses vermeilles

qui orne son front

S’échappent deux rubans noirs, signe com-

mémoratif de deuil,

Deux larmes dans un sourire.

 

*

*    *

Je suis entré au moment où l’abbé Roche,

aumônier du lycée Louis-le-Grand, prêchait

sur la Rose.

Le salut a été donné par M. le curé de

Saint-Cloud.

Puis est arrivée la cérémonie de l’Election.

 

*

*    *

Sur des gradins apparaissent les jeunes

filles en blanc.

Première travée. — Les rosières des années

précédentes qui ne sont pas mariées, cou-

ronnées de leurs méritoires couronnes ;

Deuxième travée. — Les candidates à la

rose pour 1864.

Troisième travée. — Les petites filles de

quatre à six ans, filles d’anciennes rosières,

s’appelant toutes Camille, selon le vœu de

la légataire et qui sont chargées de recueillir

les votes.

 

*

*    *

Car les anciens du pays se forment en

jury.

On procède au scrutin secret.

Et la rosière est nommée à la majorité

des suffrages.

 

*

*    *

 

Quand le scrutin est clos,

Les petites filles portent le résultat au curé

qui proclame le résultat.

 

*

*    *

L’excellent abbé Bertaux, curé de Sures-

nes, est monté en chaire et a nommé, d’une

voix émue,

Rosière pour 1864, nommé à la majorité

de 22 voix sur 24 :

Mlle Camille Coret, fille de rosière, et vi-

gneronne de la commune de Suresnes.

 

*

*    *

Alors la rosière est conduite à l’autel par

le maire et le curé.

Puis elle se met à genoux devant la dame

couronneuse, une notabilité de la localité.

J’ai sous les yeux la liste des couronneuses

depuis 1804 jusqu’à nos jours.

Les rosières n’ont pas à se plainte de

leurs qualités.

J’y lis les noms de la princesse Louis, —

la reine de Naples, — Mme Regnault de Saint-

Jean-d’Angely, — Mme de Saint-Martin de

Pernon, duchesse d’Abrantès ; —Mme la princ-

cesse de Ponte Corvo, — Mme la duchesse

d’Elchingen, — Mme la princesse de Wagram,

— Mme la duchesse d’Aimont, — Mme la du-

chesse de Berry, — Mme la comtesse de Cor-

vetto, — Mme la comtesse de Cazes, — Mme la

comtesse de Dreux-Brézé, — Mademoiselle,

représentée par la comtesse de Noailles ; —

Mme la comtesse de Villèle, — Mme la duches-

se de Guise, — Mme la comtesse Dupont, —

Mme la duchesse de Clermont-Tonnerre, —

Mme la baronne Leroy, — Mme la marquise

d’Aumont, — S. A. R. la princesse Louise,

représentée par la marquise de Chanterax ;

— Mme la comtesse Willaumez, — Mme la com-

tesse Pozzo di Borgo, — Mme la baronne Maria-

ni, — Mme de Givé, — Mme la comtesse Ducha-

tel, etc.

La dame couronneuse d’hier se nomme

Mme Argenton de Saint-Genest.

 

*

*    *

La rosière, Camille Coret, s’est donc incli-

née devant la couronneuse,

Qui a posé sur son front le diadème de

fleurs et passé à son doigt la bague d’argent.

Au même instant, toutes les ancien-

nes rosières ont ôté leurs couronnes avec

un ensemble charmant…

La souveraineté de la vertu était re-

connue

 

*

*    *

Il existe dans le règlement pour la nomi-

nation de la rosière un article 6 que je trou-

ve un chef-d’œuvre de sentiment : il est ainsi

conçu :

« La fille pauvre sera préférée à celle qui

ne le serait pas, dans le cas de partage égale

des suffrages. »

 

*

*    *

La rosière étant nommée, elle reçoit de

la dame couronneuse,

La corbeille de fruits, offerte par la com-

mune,

Plus un service d’argenterie, ou un trous-

seau, — on la conduit, garde nationale, tam-

bours, gendarmes, bannière de la Vierge en

tête,

En son logis,

Et on plante devant sa demeure un Mai

qui devra y rester toute l’année.

C’est Flore qui place, à la façon dont nous

honorons les puissances de la terre, un fac-

tionnaire verdoyant et parfumé à sa porte.

 

*

*    *

Cette cérémonie m’a plus ému qu’un dra-

me du boulevard.

Cette fondation d’une mère qui pleure son

enfant,

Ces rubans noirs dans les couronnes de

roses,

Ces femmes, jeunes et vieilles, qui s’appel-

lent Camille, du nom de l’enfant perdu…

Cette bonne et loyale population, à ge-

noux pour assister au double triomphe de la

jeunesse et de la vertu.

Tout cela m’a remué le cœur…

 

*

*    *

Et puis j’avais à mes côtés un vieillard,

Tour bruni par le soleil des vignes,

Tour courbé par le travail des champs,

Tour ridé par soixante-dix années d’une

existence vaillante et laborieuse…

Et qui pleurait à chaude larmes.

Mais il ne fallait par l’arrêter… car il ré-

pandait des pleurs de joie.

C’était le grand-père de Camille Coret, la

Rosière acclamée…

Qui saluait par des sanglots de bonheur

l’élévation de son enfant.

timothée trimm.