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Cote : g226_5_f_227__r_do__ | ID_folio : 1687 | ID_Transcription : 2740 | ID_Image : 5060
REGARDS EN ARRIÈRE

12 août 1869 Figaro
Van den Zande et François Grille
Parmi les amateurs de livres qui venaient fréquemment, il y a une vingtaine d’années, s‘accouder au bureau de la belle madame Techener, on remarquait deux vieillards très aimables, fort causeurs. L’un s’appelait Van den Zande, l’autre François Grille. Ils sont morts l’un et l’autre ; et aujourd’hui j’essaye de reproduire en un dessin léger quelques traits de ces deux figures d’un temps enfui et d’un monde à part. Les bibliophiles sont, en effet, des gens d’une espèce particulière ; on ne les étudie pas assez, on les laisse trop volontiers dans leur coin. Il y a là des sources presque inconnues d’intérêt, et souvent de comique.Van den Zande, après avoir occupé un assez haut poste dans l’administration des domaines, vivait aux Batignolles dans une maison embellie d’un jardin, veuf, riche, de bonne humeur, tout à son culte pour les éditions précieuses. Il est rare qu’un bibliophile ne soit pas quelque peu doublé d’un écrivain. Van den Zande avait la conscience chargée d’un assez grand nombre de vers; c’étaient, pour la plupart, des contes égrillards comme on n en fait plus à présent; cela donne la date et la mesure de son esprit. Il en avait publié un recueil intitulé : Fanfreluches poétiques (Paris, Didot, 1845, grand in-16, tiré à cent exemplaires). Epicurien renforcé, malgré ses rhumatismes, Van den Zande réunissait à sa table chaque dimanche des personnes de son âge et de son acabit.François Grille avait, lui aussi, rempli des emplois importants ; pendant une assez longue période d’années il avait été chargé des beaux-arts au ministère de l’intérieur. Il y avait vu passer beaucoup de monde, et il avait retenu au passage bon nombre de petits billets et de grandes lettres signés de noms plus ou moins illustres, qu’il tria plus tard et qu’il imprima sous les titres sans prétention de Miettes, de Bric-à-Brac, d’Autographes mis aux vents, etc., etc.II y en a comme cela sept ou huit volumes environ, pleins de faits amusants, et accompagnés de petites notes aiguës, malicieuses, de biographie en cinquante lignes où il y a toujours quelque chose à prendre. Rendu à la vie privée, Grille se retira en famille dans une campagne près d’Angers, à l’Etang, d’où presque toute sa correspondance est datée ; — et Dieu sait si le digne homme évrivait ! On en jugera tout à l’heure. Il venait de temps en temps à Paris, et ses visites étaient alors pour les libraires, principalement pour Techener, comme je l’ai dit.Croirait-on que Van den Zande et François Grille ne s’étaient jamais rencontrés dans leur milieu favori, non plus qu’en aucun autre endroit ? Ils désiraient pourtant se connaître. Ils avaient des amis communs. Barbier et Quérard entre autres. Ce dernier s’était constitué leur intermédiaire ; il avait apporté à Grille, de la part de Van den Zande, un exemplaire des Fanfreluches; Grille avait riposté par l’envoi de ses Fables et Fabliaux. Cela amena un échange de lettres qui devint bientôt un commerce régulier.J’ai voulu puiser dans ces lettres, dont Grille lui-même se fit l’éditeur en 1853 ; J’ai voulu y chercher le dernier écho—un écho bien faible — des idées et des mœurs de certains hommes de deuxième et même de troisième plan, héritiers directs du dix- huitième siècle, mais de ce que j’appellerai le « petit dix-huitième siècle, » c’est-à- dire le dix-huitième siècle de l’Almanach des Muses et non de l’Encyclopédie.Les premières lettres des deux bibliophiles sont consacrées à un mutuel exposé de principes ; ils s’entendent sur beaucoup de points. « Je porte, dit Van den Zande, le même jugement que vous sur le grand Arouet ; tout ce qui a été fait de bien et de bon depuis 89, nous le lui devons…..Trois auteurs sont mes bêtes noires, à savoir : Chateaubriand, Victor Hugo, Lamartine. Grille fait des réserves pour Lamartine, à qui il a adressé autrefois une épitre; c’est la manie de Grille d’adresser des épitres à tout le monde. Il a aussi l’habitude de semer des vers dans ses lettres comme Chapelle et Bachaumont. Van den Zande ne peut s’empêcher de lui exprimer son étonnement de cette fécondité poétique : « Vous êtes, monsieur, un rude jouteur ; si ma muse voulait suivre la vôtre, elle serait bientôt asthmatique; j’ignore quel âge vous avez, mais je suis sûr que vous n’y pensez pas.« Comme je touche à ma soixante-douzième année, je dois me souvenir du mien... J’aurai toujours du plaisir à recevoir vos lettres, mais je ne puis vous promettre d’y répondre que de loin en loin. »On voit d’ici les appréhensions de l’épicurien, menacé dans sa retraite et dans sa, paresse. Cependant il s’agit de ne pas froisser un confrère, et Van den Zande ajoute : « Bien que je ne fasse plus de contes, je prendrai mon temps pour en faire encore un que je vous dédierai, mais qui sera trop leste pour figurer dans la seconde édition des Fanfreluches de votre vieux confrère en Apollon. »Se peut-il qu’à soixante-douze ans on songe encore à travailler dans le genre leste. Quels tempéraments que ceux de la génération de Van den Zande !François Grille se réjouit de la promesse de ce conte ; il se réjouit en prose, il se réjouit en vers. Pourtant il a été récemment éprouvé dans sa plus chère affection : sa femme s’est cassé le bras droit, mais la réduction a été heureusement pratiquée : « Aujourd’hui elle se porte mieux, et vous allez le voir par une fable que j’ai pu faire auprès d’elle. »Ce trait est digne de nos plus grands comiquesAu bout de quelque temps, Van den Zande envoie son conte, en jurant que c’est le dernier et qu’il doit aviser à se tirer des griffes du diable. Grille ne se possède pas de plaisir; et après l’avoir chaleureusement remercié, il le détourne de ses projets de conversion sur le ton d’enjouement propre aux indévots :« Croyez-moi, ne luttez pas contre l’enfer, et puisque vous avez déjà une pacotille de damnées pages, continuez, trempez votre plume dans la joie franche et vive, et ne changez pas un régime qui vous a jusqu’à présent si merveilleusement réussi. « Gardez le Fayard (papier) et la laine Qui des rhumes vous ont tiré ; Mais gardez aussi cette veineEt cette muse à la voix pleine Qui vous ont si bien inspiré. Faites des vers, faites des contes ; Laissez crier après quelque plat érudit ; Méprisez des béats le cortége maudit. Ne cédez pas aux courtes hontes.... » Suit le récit d’une visite de Quérard : « Le cher Quérard est venu hier à l’Etang. C’est le Breton dans sa fleur : bonté, gaieté, franchise, il a tout ce que j’aime. Il m’a grandement intéressé par ses récits variés, originaux; il sait tout ce qui se passe dans les lettres, et il en fait le tableau de la manière la plus propre à fixer l’attention. Les oreilles ont dû vous tinter, car nous avons fort parlé de vous. Ma maisonnette lui plait, ma femme le charme, ma cordialité l’enchante, ce qui n’empêche pas qu’il ne mette rien au-dessus de vos Batignolles, de votre table et de votre gracieuse académie. »Je n’ai pas besoin de faire remarquer que la prose de Grille est très bonne, pleine, d’un tour bien français. Quant à ses vers, — ah ! Dame, j’en suis fâché, ses vers n’existent pas ; rien de plus médiocre, de plus inutile, de plus plat.....A propos de la visite de Quérard a l’Etang, Van den Zande prend la balle au bond, et il écrit à Grille :« Votre muse, maître Grille, va rinforzando, et je suis émerveillé de ses prouesses. Mais pourquoi vantez-vous les déjeuners des dimanches aux Batignolles sans les connaître ? Pourquoi ne vous rendez- vous pas à nos invitations réitérées ? Je ne veux plus continuer ma correspondance sans vous avoir vu et trinqué avec vous. Il me semble que, de votre côté, vous devez avoir envie de savoir quelle est la mine de Jean Rigoleur. »Jean Rigoleur était un sobriquet que s’était donné Van den Zande. — Il signait aussi quelquefois « le Matagraboliseur. » Il semble qu’en présence de si aimables instances François Grille va céder. Pas du tout. Il met en avant une théorie étrange et d’une politesse au moins douteuse : il ne tient pas à voir les gens qu’il affectionne, pas plus Van den Zande qu’un autre. Il lui suffit de leur écrire. — Toujours écrire ! — Après s’être d’abord expliqué en vers sur cette manière de voir, ou plutôt de ne pas se voir, il expose en prose les raisons, je veux dire les prétextes, que voici :« J’ai eu pendant dix ans une correspondance très suivie avec M. de Fortia, avec M. de Reiffenberg, avec le bibliophile Laporte, avec Peignot, et je n’ai jamais vu les deux premiers ; je n’ai vu qu’une seule fois les troisième, et quatrième. J’ai, depuis quarante ans, un ami à Niort, et je ne le connais point de visage ; il a quatre- vingt-cinq ans, il m’écrit toutes les semaines en prose et en vers (Comment ! Luiaussi !) ; jamais nous ne nous serrerons la main ; je lui suis pourtant fort attaché, et il montre pour moi une véritable tendresse…« Je ne vois ni Platon, ni Horace, ni Molière, ni Voltaire, et je vis avec eux, sans qu’ils me boudent parce que je ne vais pas les rejoindre. Je vis du cœur. J’ai pour Voltaire une affection de père ; c’est le père du temps moderne. Eh bien ! Qu’ai je de lui ? Que ses livres et son ombre. » Toujours Voltaire !Van den Zande sourit sans doute à cette profession de foi, et il cessa d’insister auprès de son platonique correspondant, qui, mis à son aise, recommença à diriger vers les Batignolles le jet continuel de sa verve. Van den Zande se contenta de ramener un peu plus son bonnet sur la tète mais ses gémissements s’exhalent malgré lui : « Je vous ai déjà prévenu que mon Âge ne pouvait suivre votre Pégase. » Une autre fois : «Vos épitres m’arrivent par averses, par torrents, par cataractes ! » Il le compare à la mère Gigogne.Il faut croire qu’à un moment donné il s’impatienta et le fit sentir à son invisible confrère, — qui, de son coté, prit la mouche. Certains mots aigre-doux durent être échangés ; car, le 22 décembre 1852, Van den Zande écrivait à Grille : « Je ne vous ai jamais dit, comme vous le prétendez, que je ne savais par où vous prendre; vous n’êtes certes ni un bâton épineux ni un bâton ….Si le charme est rompu, c’est par vous qu’il l’a été; je ne vous ai jamais demandé qu’une seule chose, à savoir : de ne pas m’écrire tous les jours, parce que je n’étais pas de force à répondre à tant de si jolies lettres ; j’en suis jaloux. » Ainsi, il joint les mains, il supplie Grille de ne pas lui écrire tous les jours : cela est touchant. Et comme, après tout, un tel vœu n’a rien d’exorbitant, on suppose que Grille va s’empresser d’y acquiescer. Ah bien ! Oui. C’est peu connaître Grille. Grille ne peut vivre sans écrire à Van dan Zande. Pas de grâce pour Van den Zande ! Sur ces entrefaites, un accident arriva au bibliophile des Batignolles, la veille du premier de l’an, comme il allait porter des bonbons à une famille amie. Moins leste que ses contes, Van den Zande tomba et s'étala dans le ruisseau de la rue Pagevin, une des rues les plus étroites de Paris, dans le quartier de la Poste.Des passants le relevèrent et le mirent en voiture. Il fût obligé de garder la chambre, une jambe étendue sur une chaise. Ce n’était rien dans le principe, une foulure des muscles du mollet gauche, mais il se crut guéri trop tôt; au bout de huit jours, il voulut présider un repas d’anniversaire. Lui-même a raconté ce repas au cher métromane François Grille,— qui, pendant ces huit jours, n’avait cessé, comme on pense, de l’accabler de condoléances sur tous les rhythmes connus.« Je n’avais invité que six convive, mais six bons convives, dont faisait partie l’abbé Lavigerie. Mon excellent ami Bourgat, directeur des douanes à Bayonne, qui a fait le mariage de mon fils, et qui ne fut pas étranger à celui de ma fille, m’avait envoyé un excellent jambon glacé. J’y fis ajouter un chapon monstre, bourré de truffes.« Après la soupe, on versa du xérès ; après le poisson, du vin du Rhin ; puis l’excellent médoc, du sauterne délicieux, dont cinquante bouteilles venaient de m’arriver de Bordeaux ; du chambertin. qui me coûte cinq francs la bouteille chez le propriétaire. Je me suis avisé de lire au dessert mes versiculets faits en omnibus ; tous les convives en ont ri, et M. l’abbé le premier. On a fini par du Champagne Moët ; et voilà ! »Notez bien cet abbé, nous le retrouverons tout à l’heure.Van den Zande paya cette imprudence d’une rechute. Son genou se gonfla ; il fallut y appliquer un vésicatoire. Il s’alita avec la fièvre. Son dernier billet de quinze lignes à Grille est encore une prière, et qu’il était permis de croire irrésistible : « Mon cher monsieur... je ne suis plus en état d’écrire ni de recevoir des lettres ; je vous prie de trouver bon que notre correspondance reste suspendue jusqu’à mon rétablissement »Grille fit la sourde oreille. Un sentiment d’humanité, plus fort que tout autre, le guidait évidemment. Le gendre de Van den Zande fut forcé de s’en mêler : « Il est absolument impossible à mon beau-père de vous remercier lui-même de l’intérêt que vous prenez a sa santé. »« Quand il sera rétabli, vous apprendrez par lui tous les détails de sa maladie. Vous lui enverrez alors, comme auparavant, des vers pleins de facilité et de sel... Je n’ai de vos épitres que celles qui sont arrivées depuis que le malade ne reçoit rien directement. Dès qu’il sera remis, nous réunirons le tout et nous le ferons brocher. »Et nous le ferons brocher ! Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle. O cruel gendre ! Il assène le coup du lapin à François Grille, qui, cette fois, baisse la tète et se tait définitivement...Définitivement ! — Van den Zande, soigné par M. Andral, lutta quelques semaines encore ; puis les rhumatismes revinrent à l’assaut, et sur tous les points : ils gagnèrent la poitrine. Le 1er avril 1853, cet excellent homme rendit le dernier soupir. La veille, l’abbé Lavigerie, — l’abbé du diner d’anniversaire, — était venu le voir ; mais, après quelques mots de politesse, Van den Zande l’avait renvoyé.Le tour de Grille vint quelques années plus tard.Aujourd’hui ces deux aimables esprits, réunis pour toujours, devisent sans doute dans ce Paradis des bibliophiles si curieusement décrit par mon ami Charles Asselineau en une rarissime plaquette. Et si, par hasard, vous interrogez sur eux quelque amateur ou quelque libraire intelligent (il en existe), on vous répondra ceci, à peu de chose près :« — F. Van den Zande ! Très bien. Voir le Bulletin du Bibliophile de 1849, page 301, et les Supercheries littéraires, tome 3, page 207. Ses Fanfreluches sont recher chées ; un exemplaire a atteint 30 fr. à la vente Luzarche. — Grille ? Ses ouvrages gagnent tous les jours. Une collection complète s’en trouvait le mois dernier chez Édouard Caen, passage des Panoramas ; demi-re liure, veau vert, filet, dentelles, tranches jaspées. » Ces deux indications valent deux épitaphes. Tous nos auteurs contemporains peuvent-ils se flatter d’en avoir autant plus tard ?Charles Monselet

Transcription : Stéphanie Dord-Crouslé

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