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Transcription

Le Mousquetaire

Journal de M. Alexandre Dumas

 

         
   
 
     
       
 

Le Mousquetaire

jeudi 14 septembre 1854

 

Tous les abonnemens nouveaux, faits jusqu'au 15
septembre, recevront gratuitement, et à titre de prime,
tout ce qui a paru des Mohicans de Paris (la valeur de
8 volumes). Cette prime sera délivrée dans nos bureaux.
Messieurs les abonnés qui désireront la recevoir à domi-
cile devront payer 75 cent. pour les frais de poste.

 

LES  NIAM-NAM.


   OU HOMMES A QUEUE.          I

     —

Voici une toute petite nouveauté scientifique, qui intéressera
peut-être les lecteurs du Mousquetaire. Au premier coup d'œil,
elle paraît n'être qu'une excentricité ; mais en y regardant de
plus près, cela devient une chose sérieuse. Un excellent journal
de médecine, la France médiate et pharmaceutique, contient dans
son dernier numéro un feuilleton signé du Couret, dont le titre
est celui que nous avons pris : Les hommes à queue.

A la troisième colonne de ce feuilleton, se trouve le dessin
d'un homme à l'état de nature, avec cette suscription : homme à
queu
e, vu à la Mecque en 1842.

Notre première idée, en voyant cette gravure, a été celle-ci :
il est bien heureux vraiment que cet homme si bien partagé
vive à la Mecque ; car s'il habitait Paris, if trouverait bien vile un
chirurgien pour lui dévorer sa queue au jour le jour, à coups de
pierre infernale.

Mais en lisant attentivement l'article de la Fronce médicale, la
ouest ion prend tout de suite une plus grande importance. Il ne s'agit
pas en effet d'une anomalie ni d'une monstruosité, mais de toute
une tribu d'hommes de la même espèce. On comprend dès lors
quel dérangement considérable ce fait apporte dans l'harmonie
des classifications établies.

Jusqu'à présent, on avait vu des hommes ressembler plus ou
moins » des singes, mais ils n'avaient pas de queue, et ils con-
servaient toujours sur ceux-ci l'avantage de la parole. D'un autre
côté, il y a des singes qui s'efforcent de se rapprocher plus ou
moins de l'homme, et qui dissimulent leur appendice caudal, au
point de le porter à l'état rudimentaire ; mais ils n'ont jamais pu
parler. Les hommes à queue résolvent cette double difficulté. Ils
sont doués du don de la parole, et quelques uns, d'après M. du
Couret, outre leur langue, parlent très-bien l'arabe.

Évidemment cette race d'hommes ne peut trouver place dans
les classifications existantes. Leur queue gênera toujours pour
les faire entrer dans nos rangs, et si on les classe parmi les sin-
ges, ils élèveront la voix pour réclamer. En adoptant pour un
moment l'idée si philosophiquement grandiose de Bonnet sur
l'échelle des êtres, on peut très-bien se représenter les Niam-Niams,
placés sur un échelon intermédiaire entre les singes et nous. Ils
présentent la figure aux hommes simples, qui les reconnaissent à
la parole, tandis qu'ils tournent le dus aux singes, qui tirent sur
eux comme nous sur le diable.

Quoi que, d'ailleurs, il en puisse arriver, cette queue, si petite
et toute drôle qu'elle paraisse démontre une fois de plus le vague
et l'impuissance des classifications anthropologiques. Mais ce
n'est pas tout, disons-le puisque l'occasion s'en présente, il est
triste de penser que l'on s'obstine à renfermer l'étude naturelle
dans l'histoire des classifications. Cuvier, en proclamant sa ma-
nie de classer comme l'idéal même auquel doit tendre l'étude
zoologique, a entraîné les esprits dans une voie déplorable, au
bout de laquelle on ne recueille qu'une science vide, étroite et
mutilée. L'école positive, ainsi qu'elle se nomme, dresse le cata-
logue analytique et distinctif des êtres de la nature ; ainsi elle
fait de l'histoire naturelle, mais de la science, non pas. Il n'y a pas
de science sans principe, pas de faits sans idée, pas de diversité
sans point de convergence, sans unité.

Eh quoi ! dénombrer les ères qui vivent, les distinguer et les
classer, est-cela s'élever à l'intelligence de la nature ? Est-ce bien
une loi de division, ou une loi de rapprochement qui domine la
création ? Après l'observation qui sépare, n'y a-t-il pas la pensée
qui réunit ?

Le heu n'est pas ici de développer cette idée ; mais en dehors

d'une loi philosophique, qui seule peut constituer la science na-
turelle, toute méthode de classification porte en elle un germe de
pauvreté et de mort. Quant à l'impuissance d'une pareille mé-
thode, c'est chose bien facile a constater. Il suffit de l'apparition
d'un fait nouveau, de l'existence d'une race d'hommes a queue,
par exemple, pour qu'il faille déplacer les pierres de l'édifice, ou
remanier les cadres.

Dans le cas présent, s'il ne s'agissait que d'un fait particulier,
on aurait la ressource de renvoyer cet homme à queue dans les  •
anomalies ; mais, nous le répétons, il s'agit de toute une race,
dont l'existence, comme on va le voir, est bien près d'être con-
firmée : dès lors, le cas est embarrassant.

Déjà, en 1677, on voyageur hollandais, Jean Struys, assurait
avoir vu en Afrique un homme ayant une queue longue de plus
d'un pied.

Après lui, Hornemann vint affirmer, qu'entre le golfe de Benin
et l'Abyssinie, il existe des antropophages & queue que l'on nom-
me Niam-Niams.

La question était donc posée, lorsqu'en 1819, M. du Couret, de
retour de son voyage à la Mecque, fit à l'Académie des sciences
une communication au sujet de l'homme à queue, qu'il livre au-
jourd'hui aux lecteurs de la France médicale.

A peu près a la même époque, MM. Arnault et Vayssière, voya-
geurs en Abyssinie, firent au même corps savant une communi-
cation analogue.

En 1851, Francis de Castelneau publia une brochure intitulée :

Renseignemens sur l'Afrique centrale et sur une nation d'hommes
à queue qui s'y trouverait.
M. de Castelneau, rendant compte d'une
expédition contre les Niam-Niams, s'exprime ainsi :

« Ces gens dormaient au soleil : les Haoussas s'en approchè-
» rent sans bruit, et les massacrèrent jusqu'au dernier. Ils

avaient tous des queues d'environ 40 centimètres de long, et
» qui pouvaient en avoir de deux à trois de diamètre ; cet organe

est lisse. Parmi les cadavres, se trouvaient ceux de plusieurs
» femmes, qui étaient conformées de la même manière. Du

reste, ces hommes étaient en tout semblables aux autres nè-
» gres. Ils sont d'un noir obscur, leurs dents sont limées, leur
» corps n'est pas tatoué. Ils se servent de massues, do flèches ; à

>             la guerre, ils poussent des cris aigus. Ils cultivent du riz, du

maïs et autres grains. Ce sont de beaux hommes, leurs che-

>             veux ne sont pas crépus. »
Un autre voyageur bien connu, M. d'Abbadie, a donné à la so-
ciété de Géographie (9 janvier 1852) le récit d'un prêtre abyssin,
dans lequel on trouve le passage suivant : « A quinze journées

•              au sud d'Harar, est un pays où tous les hommes ont une queue,
» longue d'une palme, couverte de poils et située au bas des
» reins. Les femmes du pays sont belles et sans queue.  J'ai vu
» une quinzaine de ces gens à Berberah, et je suis bien sûr que
» la queue est naturelle. "

En Europe, on n'est pas sans avoir pu déjà constater un pareil
phénomène ; seulement, il s'est toujours produit à l'état d'isole-
ment. Ainsi Victor Meunier, dans un feuilleton de la Presse,
parlait il y a quelques jours d'une femme qui portait un appen-
dice caudal, que plus de cinquante personnes ont pu admirer.
Nous même, qui écrivons ces lignes, nous avons beaucoup con-
nu un jeune homme, décoré du même appendice. Malheureuse-
ment l'amour-propre, à défaut de la pudeur, le rendait si honteux
à cet endroit, qu'à peine s'il a consenti à la laisser voir à trois ou
quatre personnes.

Et même, ici je m'accuse, usant de la confiance que l'individu
accordait à mon titre de médecin, et ignorant la légitimité de
cet organe, de m'être appliqué, pendant quinze jours, à le rogner
do plus de moitié. Je m'en repens, mais le fait n'en existe pas
moins.

D'après M. du Couret, les caractères distinctifs de la race des
Niam-Niams sont, en dehors de leur appendice caudal, des oreil-
les longues et élevées, un front déprimé, «les jambes grêles, et
des bras longs et pendans. De plus, ils mangent la viande crue.
Quant aux femmes, il y a, entre les versions des divers voya-
geurs que nous avons cités, une différence à noter. D'après M.
Castelneau, elles seraient, comme les hommes, pourvues d'une
queue; tandis que les femmes de M. d'Abbadie seraient belles et
sans queue. Le lecteur jugera lesquelles sont plus heureuses.

Pour nous, nous savons maintenant qu'il y a des hommes
nouveaux sous le soleil, cela nous suffit.

Ainsi les Niam-Niams existent ; ils ont une queue, cela est in-
contestab'e ; mais qu'en font-il»? — Ah ! voilà I...

M. Flodrens, qui jadis a quitte le Jardin des Plantes pour en-
trer à l'Académie française, peut exposer à la suite la théorie des
causes finales. En attendant, on prétend qu'à cent cinquante
lieues sud du royaume de Yong-Tchang, en Chine, il existe une
peuplade dont les individus, pourvus d'une queue longue et
velue, sont obligés, quand ils veulent s'asseoir, de creuser un
trou dans le sable pour y placer leur appendice caudal.


Triste usage, mon Dieu ! et il n'y a certes pas là de quoi remer-
cier le ciel !

Casimir DAUMAS.

 

 

CRITIQUE LITTÉRAIRE.

Lettres à mon domestique, par Aurélien ScHoll.

On m'a communiqué, ce matin même, deux lettres qui vien-
nent d'être adressées à M. E. Dentu, libraire-éditeur», Palais-Royal,
galerie d'Orléans, 13.

Les voici mot pour mot.

« Monsieur,» Je m'ennuie ! J'ai la tête pleine de diables bleus ! Je vais me
passer la fantaisie de me brûler la cervelle; mais avant d'en venir
là, je voudrais vivre encore une heure ou deux.

» Voilà pourquoi je vous prie de m'envoyer — sans le moindre
retard — les Lettres à mon domestique, par Aurélien Scholl, livre
truculent par excellence, à ce qu'il paraît.

» J'ai bien l'honneur d'être, etc., etc.

> UN MONSIEUR QUI VA SE BRULER CE QU'lL N'A JAMAIS EU. "

La seconde épître n'est pas moins touchante.
« Monsieur,

» Je suis folle, mais folle à lier.

» Hier, on m'a donné une fête.

" On y a prodigué, pour me plaire, toutes les séductions, les
lumières roses, la musique, les vins fins, les convives d'élite, les
vases de la Chine. Total : vingt mille francs.

» Seulement, à la fin de la soirée, j'ai fait une découverte ; j'ai
vu qu'on me trompait pour un laideron qui n'est pas moins horri-
ble que la fée Carabosse.

» Depuis ce moment, je ne sais plus que faire. Hélas ! je me
sens capable de tont. Je me demande si je ne tomberai pas
amoureuse d'un Réaliste.

» Aidez-moi, monsieur ; sauvez moi, je vous en conjure.

» En d'autres termes, envoyez-moi —immédiatement — les
Lettres à mon domestique, par M. Aurélien Scholl — volume beurre-
frais écrit avec une branche de mancenillier trempée dans de l'a-
cétate de morphine.

» UNE FEMME QUI EST DISPOSÉE A FAIRE CE QU'IL Y A DE PLUS INSENSÉ. »

On le comprendra de reste, une telle correspondance ne pou-
Tait que me toucher profondément. Qu'est-ce que c'est qu'un
livre que les esprits frappés de démence recherchent pour recou
vrer la raison ? Qui ne voudrait avoir un tome mystérieux, hau-
tement réclamé par les moribonds comme un baume qui leur
conservera la vie ? A mon tour, j'ai voulu voir cette brochure
d'une vertu si rare. Le libraire-éditeur E. Dentu m'a donc fait en-
voyer un exemplaire. Les Lettres à mon domestique ne sont ni un
in-12, ni un in-32, ni un in-8°, ni un in-18, ni un in-4° ; elles ne
sont pas non plus, grâce à Dieu, un in-folio. Le format étrange
qui leur sert d'enveloppe n'a jamais servi à aucune autre publi-
cation littéraire, ancienne ou moderne. Quant à la couverture,
elle est réellement sur papier beurre-frais, vierge de safran, ainsi
que l'a écrit la femme folle. On l'a imprimée à l'encre bleue, à
l'instar des œuvres de Confucius. Voilà pour l'extérieur ; — c'est
déjà fort original, comme vous voyez, mais l'intérieur, le sens
intime, le style et la pensée !

Ah ! la pensée, le style, le sens intime, l'intérieur du livre, par
exemple, c'est bien une autre paire de manches. Jamais, je pense,
la Fantaisie et le Réalisme ne se sont mariés plus étroitement
pour enfanter une série de pages curieuses. D'abord, ces Lettres
annoncées ne sont pas des Lettres; ce domestique auquel ou
écrit n'est point un domestique. — Aurélien Scholl, l'auteur, est
un Jeune de la meilleure jeunesse : il entend son métier. Je
veux dire qu'il s'insurge contre tous les procédés anciens. Le*
Lettres ? allons donc ! lecteurs ! Il y a déjà les Tusculanes, c'est
bien vieux ; il y a les Lettres de Mme de Sévigné à Mme de Grignan,
sa fille bien-aimée, ce n'est plus neuf; il y a les Romans épisto-
laires de Richardson, de Jean-Jacques Rousseau et de Mme Cotin,
c'est bien rance; il y a encore la Correspondance de Voltaire,
celle de Diderot, celle de Mirabeau, celle de Victor Jacquemont,
c'est bien rococo. Il y a aussi un autre livre. Jacques, de George
Sand, écrit dans la même forme. En dernière analyse, c'est usé,
fané, abandonné. Plus de Lettres ! Aurélien Scholl conserve l'éti-
qutte uniquement pour attraper le lecteur et lui jouer un tour
de sa façon. — Ne vous arrêtez pas à ce détail. — Passons.

Que le livre soit composé d'épîtres ou conçu dans la forme que
la rhétorique assigne à la narration, la chose importe peu. C'est
du fond que nous avons surtout à nous préoccuper. Le fond, je
commence par le dire, est renversant. Il n'y a pas un alinéa qui
ne soit le contraire des préjugés reçus, pas un mot qui n'ait la
figure d'un paradoxe, pas une virgule qui ne chante un air ironi-