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Transcription

 

Saint-René Taillandier

                                                  ――

La peinture des ignominies de l’adultère dans Mde Bovary lui a fourni l’occasion

d’une étude qui rappelle exactement les opérations anatomiques. C’est une dissection

savante accomplie avec une impassibilité glaciale. Si ce livre a fait scandale, ce n’est

pas le sujet qui en est cause ; quel moraliste farouche pourrait souhaiter un tableau

plus hideux, un châtiment plus terrible de ce qui est si souvent embelli ou dissimulé par

des plumes complaisantes ? Ce ne sont pas certaines scènes où l’auteur, décidé à tout dire,

ne reculait point devant les détails cyniques. Mr F. n’avait il pas des prédécesseurs et

des maîtres en ce genre de descriptions ? Ce qui a fait scandale, c’est l’indifférence

de sa pensée. On souffrait de voir une personne humaine, même la plus misérable

et la plus vile, travaillée si curieusement par ce scalpel. On s’indignait de ne pas

découvrir chez l’auteur aucun mouvement de l’âme, colère ou pitié, indignation ou

sympathie, et cette froideur semblait un parti pris de blesser en nous l’humanité.

                                                  ――

Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que l’inspiration de son œuvre est

une sorte de misanthropie gouailleuse. A ses yeux la vie est mauvaise et ridicule ; ce

monde est le règne de l’ineptie, de la vulgarité, de l’ennui, du dégoût. Quiconque est

sincère avec soi-même, quiconque examine la destinée humaine sans illusion et

en parle sans hypocrisie, est forcé de convenir que la meilleure chose ici-bas est ce qu’il

y a de plus physique et de plus animal en nous. Si c’est bien là comme je le pense

la conclusion de ce roman, je n’avais pas tort de dire que le fond de sa pensée est

la misanthropie, une misanthropie qui s’exprime, chose singulière, avec un mélange

de gravité moqueuse et de licence rabelaisienne. Il faut même prendre ce mot de

misanthropie dans son sens le plus étendu ; infliger à l’homme de tels outrages,

c’est outrager le monde et celui qui l’a fait, à supposer que le monde soit l’ouvrage

de quelqu’un. Un pessimisme qui enveloppe la création et le créateur, une

misanthropie qui renferme implicitement au moins, une sorte d’athéisme, telle

est la philosophie de ce livre.

                                                  ――