Histoires

1- Un peu d’histoire littéraire

Sous diverses formes, Bouvard et Pécuchet est un projet qui a accompagné Flaubert tout au long de sa vie, depuis la physiologie intitulée : « Une leçon d’histoire naturelle – genre commis » publiée en 1837 dans la petite revue littéraire rouennaise Le Colibri, en passant par les lettres envoyées d’Orient en 1850 qui formulent déjà les premiers articles du Dictionnaire des idées reçues, jusqu’aux élaborations scénariques embryonnaires de 1863 qui seront finalement laissées de côté au profit de L’Éducation sentimentale. Mais ce n’est qu’après avoir mis la dernière main à La Tentation de saint Antoine que Flaubert, en août 1872, ouvre vraiment le chantier de son roman encyclopédique. Sans qu’il puisse la mener à son terme, cette entreprise l’occupera jusqu’à sa mort, le 8 mai 1880, ce qui représente huit années de labeur acharné, interrompu, entre mars 1875 et juin 1877, par de graves soucis personnels et la rédaction de Trois contes.

En quelques mots, Bouvard et Pécuchet est l’histoire de deux copistes d’âge mûr qui quittent Paris suite à un héritage providentiel. Ils se retirent dans une maison du pays d’Auge où ils mettent à l’épreuve de leurs investigations un grand nombre des savoirs de leur époque : agriculture, médecine, histoire, littérature, politique, philosophie, religion, éducation, etc. Finalement, déçus, ils reviennent à leur activité première de copistes, mais cette fois-ci appliquée aux ouvrages qu’ils ont lus lors de leur traversée initiale des savoirs. Flaubert donne un aperçu de « l’intrigue » de son roman dans une lettre du 7 avril 1879 adressée à son amie Edma Roger des Genettes :

« Après trois mois et demi de lectures sur la philosophie et le magnétisme, je me propose de commencer ce soir même (j’en ai la venette) mon chapitre VIII qui comprendra la gymnastique, les tables tournantes, le magnétisme et la Philosophie jusqu’au nihilisme absolu ; le IXe traitera de la Religion, le Xe de l’Éducation et de la morale, avec application au Bonheur général de toutes les connaissances antérieurement acquises. — Restera le second volume, rien que de notes, elles sont presque toutes prises. Enfin, le ch[apitre] XII sera la conclusion en trois ou quatre pages. — J’aurai donc à vous lire au mois de mai […] la fin du ch[apitre] II, les Sciences (III), l’Histoire (IV), la Littérature (V), la Politique (VI) et l’Amour (VII). — Sans compter le Dictionnaire des idées reçues, entièrement fait, et qui doit être placé dans le second volume1. »

Comme l’explique Flaubert à sa correspondante, et comme le confirment les scénarios du roman, l’œuvre aurait dû comporter deux volumes, le premier composé de dix chapitres et le second de deux seulement, le chapitre XI et avant-dernier présentant la copie des deux bonshommes, c’est-à-dire le catalogue classé par rubriques de toutes les sottises ou curiosités qu’ils auraient relevées au cours de leurs lectures. Mais la mort brutale de Flaubert a interrompu la genèse de l’œuvre et a immobilisé le chantier rédactionnel alors que l’écrivain abordait l’avant-dernière scène du chapitre X.

 

2- Un peu d’histoire éditoriale

En dépit de son caractère inachevé, Bouvard et Pécuchet a été rapidement publié sous la responsabilité de la nièce et exécutrice testamentaire de l’écrivain, Caroline Commanville. Il a paru dès le 15 décembre 1880 en six livraisons dans la Nouvelle Revue et aussitôt après, en volume, chez l’éditeur Lemerre, en mars 1881. Mais cet ouvrage ne comporte que dix chapitres ; il s’agit seulement du « premier volume », selon la structure conçue par Flaubert. Caroline avait certes demandé au « disciple » de son oncle de tirer des documents qu’elle lui avait donnés à consulter le volume que l’écrivain avait commencé à préparer, mais Maupassant avait sagement refusé, ne publiant qu’un choix de citations dans un article2 qui a constitué pendant longtemps la seule et la meilleure introduction à l’énigmatique question du « second volume ».

À partir de celle parue chez Conard en 1910, toutes les éditions du roman ont fait suivre le texte des dix chapitres rédigés par un choix de documents présentés en annexe, donnant ainsi au lecteur une idée plus ou moins précise (selon la place qu’elles lui allouent) du contenu de ce volume absent et, plus largement, du projet d’ensemble de Flaubert. Par la suite, des reconstitutions conjecturales de plus grande ampleur ont vu le jour, plaçant la question spécifique de l’édition du second volume au centre de leurs préoccupations :

  • Le Second volume de Bouvard et Pécuchet, éd. de Geneviève Bollème, Paris, Denoël, « Dossier des Lettres Nouvelles », 1966 ;
  • Bouvard et Pécuchet, Œuvre posthume augmentée de la Copie, tomes 5 et 6 des Œuvres complètes, éd. nouvelle établie, d'après les manuscrits inédits de Flaubert, par la Société des Études littéraires françaises…, Paris, Club de l'Honnête homme, Paris, 1972 [éd. de Maurice Bardèche] ;
  • Le Second volume de Bouvard et Pécuchet, le projet du Sottisier, reconstitution conjecturale de la « copie » des deux bonshommes d'après le dossier de Rouen, éd. d'Alberto Cento et Lea Caminiti Pennarola, Naples, Liguori, 1981 ;
  • Bouvard e Pecuchet (tome I), Sciocchezzaio (tome II), éd. de Lea Caminiti Pennarola, Milan, Rizzoli, 1992 ;
  • Universalenzyklopädie der Menschlichen Dummheit. Ein Sottisier, éd. de Hans-Horst Henschen, Frankfurt am Main, Eichborn, 2004.

Ces éditions, de grande qualité, ont constitué des jalons indispensables dans l’histoire de la réception du roman et ont été des ressources précieuses pour plusieurs générations de chercheurs. Elles se heurtent cependant à des difficultés insurmontables, inhérentes aux caractéristiques du corpus et à l’inachèvement du processus rédactionnel : en raison de leur nombre imposant, de leur organisation complexe et indéfiniment mouvante, ainsi que de leurs contenus scientifiques extrêmement variés, les dossiers documentaires de Bouvard et Pécuchet ne peuvent pas être édités de manière satisfaisante sous une forme imprimée.

 


 

1 Correspondance, éd. Jean Bruneau et Yvan Leclerc, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, 2007, p. 599.

2 « Gustave Flaubert », article prépublié avec des coupes dans deux livraisons de la Revue bleue, puis in extenso en préface aux Lettres de Gustave Flaubert à George Sand (Charpentier, 1884).