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Cote : g226_1_f_111__r____ | ID_folio : 1281 | ID_Transcription : 2277 | ID_Image : 3842
Les Loustaunau
Curieuse histoire
Roman
oriental

JUSTICE tribunal civil de la seine (1re ch.). Présidence de M. Benoit-Champy. Audience du 3 juin.
histoire d’un rubis. – le généralissime des ar-
mées mahrattes. – la main d’argent. – cu-
rieux détails.
Les héritiers de Pierre Loustaunau, ancien
généralissime des armées de Syndhia, dans
les Indes-Orientales, avaient assigné devant
le tribunal les héritiers de M. Lépine, bijoutier
et horloger de S. M. l’empereur Napoléon Ier.
Les premiers réclament aux seconds la resti-
tution d’un rubis remis en dépôt par leur au-
teur au grand-père de leurs adversaires, ou le
paiement de la valeur estimative de ce rubis,
600,000 fr. ; ils demandent, en outre, 200,000 fr.
de dommages-intérêts.
Me Varin, avocat des héritiers Loustaunau,
dit qu’il doit faire connaître au tribunal com-
ment le grand-père de ses clients s’est trouvé
en possession d’un rubis d’une valeur de 600,000
francs. et par suite de quel concours de cir-
constances il a été amené à le déposer entre
les mains de M. LĂ©pine ; pour cela, il faut ra-
conter aussi brièvement que possible l’existen-
ce de celui qui était connu sous le nom du gé-
néral Loustaunau, existence extraordinaire,
presque fantastique, et prĂŞtant merveilleuse-
ment au drame ou au roman.
Pierre Loustaunau, dit Me Varin, est né dans
un petit village des Pyrénées. En 1777, l’année
qui suivit celle de la déclaration d’indépendan-
ce des États-Unis, l’année où Franklin vint en
France pour demander au roi Louis XVI des
hommes et de l’argent, Loustaunau fut séduit,
comme toute la jeunesse française, par les pers-
pective de la gloire à conquérir au-delà des
mers et par l’attrait des aventures lointaines :
il voulut partir pour l’Amérique, et se rendit
dans un port de mer où il espérait trouver un
vaisseau sur lequel il pût s’embarquer.
Des difficultés retardèrent son départ ; ne
pouvant aller en Amérique aussi promptement
qu’il le voulait, Loustaunau, dont le caractère
fougueux ne peut supporter l’attente, apprend
qu’un vaisseau va faire voile pour les Indes,
emportant un envoyé du roi chargé de con-
clure avec un important empire de l’Indhoustan
un traité d’alliance offensive et défensive con-
tre les Anglais. Loustaunau prend passage sur
ce bâtiment, et arrive, après une heureuse
traversée, dans un petit port, à peu de distan-
ce de Bombay, sur le territoire des Mahrattes,
dont les vastes possessions s’étendaient d’une
mer à l’autre, occupaient toute la partie moyen-
ne de la presqu’île.
L’empereur des Mahrattes venait de périr as-
sassiné ; deux princes se disputaient la régen-
ce. L’un d’eux, déjà battu plusieurs fois, avait
appelé les Anglais à son aide, l’autre était sou-
tenu par la France. Loustaunau demanda Ă 
l’envoyé du roi Louis XVI une lettre de re-
commandation pour l’officier européen, un
Portugais, qui commandait les troupes de ce-
lui-ci.
Repoussé à cause de sa jeunesse, Loustau-
nau n’en suivit pas moins l’armée comme vo-
lontaire. Dans un combat oĂą les Anglais, cer-
nés de toutes parts, allaient cependant échap-
per aux Mahrattes, mal conduits par leur géné-
ral, Loustaunau obtint du prince régent, en ré-
pondant du succès sur sa tête, quelques cava-
liers et quelques pièces de canon ; il avait dé-
couvert une position qui dominait complète-
ment celle de l’ennemi, et du haut de laquelle
il l’écrasa complètement.
Ce triomphe valut Ă  Loustaunau un cheval
tout harnaché, un sabre précieux et une bour-
se de 5,000 roupies ; il avait désormais la fa-
veur du prince régent, et, dans la campagne
suivante, il était mis à la tête d’un corps de
deux mille hommes.
Il contribua encore puissamment au gain
d’une grande bataille, dans laquelle une vo-
lée de mitraille lui mutila la main gauche. Il
se fit mettre une main d’argent : la première
fois qu’avec cette main il parut à la tête de ses
troupes, un prĂŞtre indien, une sorte de devin,
se jeta à genoux devant son cheval, s’écriant
que les destins étaient accomplis ; qu’il était é-
crit que l’empire des Mahrattes arriverait à son
plus haut degré de puissance lorsque ses ar-
mées seraient conduites par un homme venu
des contrées lontaines de l’Occident, qui au-
rait une main d’argent et qui serait invin-
cible.
Dès lors Loustaunau fut considéré comme un
homme extraordinaire.
Le prince régent lui donna un palais devant
la porte duquel s’élevaient deux immenses
mains d’argent ; de toutes parts Loustaunau
recevait des diamants et des pierreries.
Pendant dix-huit ans il fut le plus grand per-
sonnage de l’empire après le prince régent, et
il lui arriva plus d’une fois de commander des
armées de 50, 60 ou 80,000 hommes.
Malgré l’éclat qui l’environnait, le souvenir
de la patrie absente se représentait souvent à
l’esprit du généralissime des armées mahrattes :
il avait épousé une Française, la fille d’un offi-
cier qui était venu dans l’Inde pour chercher
fortune ; sa femme ne faisait que le stimuler
dans son désir de revoir la France.
Loustaunauannonça son départ, et, quoiqu’on
fît pour le retenir, il partit.
Mais du moment oĂą il avait mis le pied sur
le vaisseau qui devait le ramener dans sa pa-
trie, la fortune n’était plus avec le général
Loustaunau. La traversée fut périlleuse, et
Loustaunau n’échappa au naufrage de l’Océan
que pour assister Ă  celui de ses richesses.
Il avait envoyé en France, par l’intermé-
diaire d’un négociant de Chandernagor, une
somme de 8 millions de francs ; cette somme,
convertie en assignats, ne présenta bientôt plus
que 220,000 fr.
Loustaunau acheta des forges sur les fron-
tières d’Espagne, et se mit courageusement au
travail ; en 1808, ces forges furent incendiées
par un parti de guérillas espagnols.
C’est alors qu’il songea à vendre les der-
nières pierreries qu’il avait conservées, et en-
tre autres un rubis gros comme une noiset-
te, présent d’adieu du prince régent des Mah-
rattes.
Loustaunau vint Ă  Paris et remit ce rubis Ă 
M. LĂ©pine, avec charge de le vendre.
De retour Ă  ses forges, Loustaunau y fut fait
prisonnier par des partisans espagnols ; jeté en
prison dans une petite île de la Méditerranée,
il parvint à s’évader, gagna un vaisseau à la
nage, arriva en Égypte, puis en Syrie, où, a-
près tant de malheurs, il perdit la raison.
Il fut recueilli par un riche marchand le-
vantin. Dans ses moments de lucidité, Loustau-
nau racontait ses aventures ; et quand il parlait
en pleine raison, on croyait sa tĂŞte encore plus
égarée que dans ses divagations les plus é-
tranges. Enfin on se décida à écrire en France.
Un des fils de Loustaunau, capitaine-adju-
dant-major dans la garde impériale, blessé à
Waterloo, se trouvait à Tarbes, consigné et en
demi-exil ; recherché pour ses opinions par
le gouvernement de la Restauration, aussitĂ´t
qu’il sut ce qu’était devenu son père, il partit
pour aller le rejoindre et le soulager dans son
malheur.
Lady Esther Stanhope, cette femme extraor-
dinaire que Lamartine a dépeinte dans son
Voyage en Orient, entendit parler de Loustau-
nau, et voulut le voir.

Transcription : Stéphanie Dord-Crouslé

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