4e Année. — Numéro 42
Ce Supplément ne doit pas être vendu à part.
Dimanche 20 Octobre 1878
PRIX DU SUPPLÉMENT AVEC LE NUMÉRO
30 cent. à Paris.— 25 cent. — dans les Départements.
On peut s'abonner spécialement au FIGARO du
Dimanche, accompagné du Numéro
ordinaire du
FiGARO, au prix unique, pour Paris et les Dépar-
tements, de :
UN AN :12 fr. — Six MOIS 6 fr.
Ce Supplément parait le Samedi matin a Paris
et se trouve 1e
Dimanche dans tous les Départements.
26, rue Drouot, 26
LE FIGARO
SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE DU DIMANCHE
PRIX DU SUPPLÉMENT AVEC LE NUMÉRO
20 cent. à Paris. – 25 cent. dans les Départements.
Nous accueillons avec empressement toutes les
communications qui pourraient
nous être utiles
pour la composition du FIGARO LITTÉRAIRE
.
Pour tout ce qui concerne ce Supplément écrire
au Secrétaire de
la Rédaction.
A. PÉRIVIER
26, rue Drouot,26
SOMMAIRE DU SUPPLÉMENT
Mgr DUPANLOUP, ÉVÉQUE D'ORLÉANS
A PROPOS DES AMANTS DE VÉRONE : Shakespeare
.
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE ROMÉO ET JULIETTE
à Londres en 1593 Clémence
Robert.
Le VIEUX CHIEN : Eugène Sue
.
NEIL DU DIABLE Â :
J. Cornély
.
CHARLEMAGNE mélomane : Auguste Challamel
.
LA FEMME SLAVEÂ :
F. Liszt
.
COURRIER HEBDOMADAIRE DE LA BANQUE PARISIENNE.
Mgr
DUPANLOUP
Evêque d'Orléans
Le Figaro a déjà payé son tribut d'homma-
ges à la mémoire de Mgr Dupanloup ; mais
l’évêque d'Orléans n'a pas été seulement un
des personnages les plus marquants
de l'his-
toire contemporaine, il a été un grand littéra-
teur et, à ce titre, il mérite une place d'hon-
neur dans notre supplément littéraire.
Nous aurions pu puiser à pleines mains dans
les innombrables brochures écrites par Mgr
Dupanloup, pendant ces quarante dernières
années, mais elles touchent presque unique-
ment des sujets irritants, de polémique, et il
est plus convenable, en ce moment, de les lais-
ser dormir.
Nous avons donc cherché ailleurs un spéci-
men du talent de Mgr Dupanloup, et nous
croyonsavoir eu la main heureuse en choisissant
l'oraison funèbre du général de La Moricière.
Ce morceau est écrit
avec une vivacité et un
brio extraordinaires. Un ami de Mgr Dupan-
loup disait avec raison que c'était de l'éloquence
à la baïonnette. L'expression est fort
juste etonÂ
trouverait difficilement dans toute notre litté-
rature française un aussi parfait modèle de
style approprié à son sujet.
En voici les principaux extraits :
ORAISON FUNÈBRE
DU
GÉNÉRAL DE LA MORICIÈRE
Prononcée à Nantes le 17 octobre 1865
PORTRAIT DU GÉNÉRAL — LES GUERRES
D'AFRIQUE
Né de cette forte race bretonne, sur
cette terre de la bravoure et de la
Foi, au sein d'une famille fidèle aux
vieux souvenirs et aux vieilles ver-
tus, dès qu'il parut dans les armées,
La Moricière fut le type du soldat
Français. Brave, hardi, aventureux, plein
de fougue et d'élan, de vivacité et de
gaîté gauloise, montant à l'assaut sous la
mitraille, tranquille et imperturbable
sous les balles, mais
capitaine autant
que soldat, vigilant, actif, infatigable ;
prudent malgré son audace, prévoyant,
organisateur habile d'une expédition ou
d'une razzia, fécond en expédients et en
ressources ; coup
d'œil prompt, décision
rapide ; enlevant le soldat pour une at-
taque ou une poursuite, le lançant ou le
retenant à son gré, l'animant du regard,
du geste et de sa voix
vibrante, payant
partout de sa personne, sauvant au mi-
lieu du feu un de ses soldats blessé, le
saisissant par la ceinture et l'emportant
en travers sur son
cheval non pas seu-
lement soldat et capitaine, homme de
batailles, de faits d'armes de grands
coups d'épée, mais ayant le
génie de
l'administration aussi bien que de la
guerre ; se montrant, c'est l'éloge même
qu'en a fait
le maréchal Bugeaud, capable
de conquérir un pays et de le gouverner ;
ayant les grandes vues comme les
grands
élans ; voyant plus loin que les armes,
plus loin que la force ; la civilisation
après la
conquête ; comprenant la noble
mission de la guerre ; et servant enfin
par les armes cette grande
cause de la
civilisation chrétienne contre l'isla-
misme et, depuis Lépante et Navarin,
n'est-ce pas là éminemment la cause
française dans le monde ?
Du reste, des guerres dignes de lui
l'attendaient sur les plages africaines. Il
y trouvait des races vaillantes
qui ne
devaient pas livrer leur sol sans com-
bats ; les fils des vieux Numides de Ju-
gurlha et de Massinissa ; les races kaby-
les, indomptées par les Arabes, et in-
domptables dans les citadelles de leurs
montagnes ; puis les races conquérantes,
les fils du Prophète,
tribus nomades et
belliqueuses vivant sous la tente,
hardis soldats, rapides cavaliers et à la
tête de
toutes ces races, les ralliant et
les entraînant par sa parole et l'ascen-
dant de son génie, un Arabe de trempe
héroïque, marabout et soldat à fois, en-
thousiaste et politique ; soufflant aux tri-
bus la flamme patriotique, religieuse et
guerrière ; proclamant la guerre sainte !
Certes, La Moricière et ses braves com-
pagnons d'armes n'eurent pas à se plain-
dre ; ils purent trouver là de beaux com-
bats : combats nouveaux, guerres inac-
coutumées, sous un climat aux ardeurs
dévorantes dans un pays inconnu,
inexploré, avec un ennemi fait au
soleil
africain et au désert, habile à profiter de
toutes les défenses naturelles de son
pays, partout
présent à la fois, mais in-
saisissable tantôt inondant la plaine,
harcelant la queue et les flancs de nos
colonnes, plus rarement le
front ; puis
fuyant avec la rapidité du vent, sur ces
chevaux légers, accoutumés à dévorer
l’espace et
à gravir ou descendre au ga-
lop les pentes abruptes ; tantôt, au bruit
de notre marche, se réfugiant au loin,
guerriers et
population, jusque dans le
désert ou sur les sommets de l'Atlas.
Ces guerres demandaient des tactiques
tout à fait nouvelles, et des courages Ã
l'épreuve de tout. C'est là qu'on
vit le
général La Moricière, tantôt emporter
d'assaut les villes ; tantôt ravitailler nos
places ; tantôt défendre nos
postes avan-
cés et isolés perdus au milieu des flots
soulevés des tribus ; lancer des expédi-
tions de tous côtés ; parcourir en tous
sens le pays ; fouiller les gorges des mon-
tagnes donner partout la chasse Ã
Abd-el-Kader ; faire des marches lon-
gues, pénibles, incessantes, sous le so-
leil, la pluie, les ouragans et le feu de
l'ennemi, traîner avec lui des convois
pour vivre dans les pays
où l'émir avait
fait le désert, et d'où les tribus en
fuyant avaient .tout emporté, ou bien
trouver le secret de se passer de convois,
et de faire vivre la guerre par la guerre ;
jour et nuit
des alertes, des engage-
ments, de chaudes affaires des assauts
sanglants, des combats meurtriers, con-
tre des nuées de Kabyles ou d'Arabes,
ou contre les belles troupes régulières et les Rouges de l'Émir.
EN RECONNAISSANCE
Voyez-le : il n'avait que vingt-cinq
ans ; il s'agissait d'aller reconnaître une
fille arabe, Bougie,
dont on voulait s'em-
parer. La Moricière réclame cette mis-
sion difficile. Un bâtiment léger le dé-
barque sur la plage avec quelques offi-
ciers. Mais bientôt toute la ville s'a-
meute : il se réfugie dans une maison,
la maison est cernée de toutes parts. Il
n'hésite pas ; il
ouvre tout à coup les
portes, sort avec ses compagnons le front
haut, le regard menaçant, le pistolet levé
et le sabre au poing, et passe à travers
les Arabes immobiles et stupéfaits de
tant d'audace.
Mais ces rapides moments lui avaient
suffi pour noter, au milieu du péril, des
observations dont la précision et
l'exac-
titude firent tomber la ville entre nos
mains.
PRISE DE CONSTANTINE
Faut-il maintenant vous le peindre Ã
Constantine ? Déjà nos munitions, étaient
épuisées, et les murs de la
ville ne cé-
daient pas. Le brave colonel Combes,
précipité de la brèche, était venu, blessé
mortellement, tomber aux
pieds de M. le
duc de Nemours : « Monseigneur, mon
devoir m'ordonne de vous dire que la
brèche est
impraticable. » Et, cela dit, il
meurt. Le maréchal Vallée, c'est lui
-
même qui l'a raconté, était dans une af-
freuse perplexité. Il faut, dit-il alors Ã
La Moricière, enlever la brèche, pratica-
ble ou non, à tout prix. La Moricière se
lance à l'assaut, à sept heures du matin,
jetant à sa colonne ce mâle commande-
ment « Mes zouaves, à vous ! debout !
au trot ! marche ! » et renversant tout sur
son passager il arrive le premier sur la
brèche.
On le vit là un instant, tel que le pein-
tre immortel de nos guerriers d'Afrique
en a tracé pour l'avenir un tableau, que
nul n'a le droit de
refaire, avec ce re-
gard de feu qui promet la victoire, le fez
rouge sur la tête, le burnous bleu sur les
épaules, debout au
haut du rempart con-
quis, trente secondes avant qu'une mine
cachée, sautant sous ses pas, le lance en
l'air et l'ensevelisse
sous les décombres
du rempart écroulé. Quand on le ra-
massa noirci, brûlé, les chefs de l'armée,
par une inspiration toute française, vou-
lurent qu'à l'ambulance on jetât sur son
lit de camp, pour couverture, le drapeau
de Constantine.
LES ZOUAVES
Ces glorieux faits d'armes, et tant
d'autres qui les suivirent, ne sont pas
toutefois ce que La Moricière a fait de
plus utile pour le service de la France.
Son service peut-être le plus mémora-
ble, ce n'est pas d'avoir remporté de tel-
les victoires avec de tels soldats, mais
ces soldats, ces zouaves, c'est lui qui les
forma. Placé à leur
tête au moment
même de leur création, c'est lui qui con-
tribua plus que tout autre à leur donner
l'esprit militaire qui les distingue, Ã les
faire ce qu'ils sont,
et il les fit pour
ainsi dire à son image, du moins en ce
qu'ils ont de chevaleresque et de fran-
çais : vrais lions d'Afrique dans les com-
bats toujours au feu, au premier rang ;
n'attendant jamais l'ennemi, l'abordant
à la pointe de leur
baïonnette dans ces
guerres étranges, usant de toutes les ma-
noeuvres et de tous les stratagèmes ; tan-
tôt se couchant à plat ventre, grimpant
dans les broussailles et sur les pentes es-
carpées ; tantôt bondissant comme des
panthères ; non moins ingénieux dans
le camp que braves et
intelligents sur le
terrain ; pleins d'entrain, de verve, de
gaîté militaire chansonnant volontiers
dans leurs refrains de bivouac la cas-
quette du maréchal ; trouvant moyen par-
tout de vivre et de chanter ; rachetant
par tant de qualités héroïques et guerriè-
res leur amour un peu trop vif de la razzia,
et leur humeur plus faite pour la poésie
des batailles que
pour les travaux des
quartiers d'hiver et les campements ;
préférant encore aux chants du bivouac
les
sons de la charge et du clairon ; sa-
chant pourtant manier la pioche comme
la baïonnette, et se couvrir de boue
comme se couvrir de sang ;
construire
des redoutes au besoin, comme les em-
porter d'assaut ; et pour tout dire enfin,
portant dans leur mâle poitrine un cœur
tendre et bon,
comme en ont les héros ;
témoin cette campagne dont parle leur
historien, où l'on ne vit pas, au retour,
des poules ou des tortues sur leurs sacs,
mais où ils ramenaient des femmes et
des enfants qu'ils avaient
sauvés, don-
nant, dans la marche, leur pain aux
femmes et aux vieillards, et le lait de
leurs chèvres aux petits
enfants ! VoilÃ
les zouaves de La Moricière, de ce sol-
dat qui, un jour, ayant acculé à la mer
les tribus révoltées, arrêta tout à coup
ses colonnes, de peur,
comme il le dit
simplement et si noblement dans son
rapport, que « la vengeance ne fût trop
sévère. »
LA GUERRE DES BARRICADES
Deux ans de vie parlementaire avaient
marqué déjà sa place parmi les orateurs,
lorsque la nuit du 23 février
montra Ã
quel degré cette parole était au service
d'une âme loyale, clairvoyante, intré-
pide. Il avait parcouru les barricades
son coup d'œil militaire avait jugé la
gravité méconnue de la
situation, et il
courait les rues dans les ténèbres pour
l'étudier encore, lorsqu'on vint lui dire
qu'il
était ministre de la guerre dans un
nouveau cabinet. Il avertit ses collègues,
les suivit aux Tuileries, où ils
voulaient,
le charger du commandement en chef
de toutes les troupes. Mais il eût fallu
enlever ce poste, au
moment du danger,
à son ancien et vaillant chef ; c'était im-
possible.
— Non, dit-il en marchant à pas pré-
cipités, non, on ne fait pas descendre de
cheval un maréchal de France !
On lui demande alors de prendre le
commandement de la garde nationale,
qu'il fallait rallier dans les faubourg
avant de se mettre à sa
tête.
— Tout ce que vous voudrez, dit-il,
qu'on me donne un uniforme et un che-
val.
Et revêtu d'une capote d'emprunt, ne
songeant pas plus à son titre qu'à sa vie,
il partit, affrontant vingt fois
la mort.
Son cheval est tué sous lui, il reçoit, deux
coups de baïonnette et se relève pour al-
ler à l'Hôtel de ville défendre jusqu'au
bout l'ordre social ; là , de nouveau ren-
versé, il est foulé aux pieds par la mul-
titude, frappé encore, puis sauvé Ã
grand'peine par d'anciens zouaves qui le
reconnaissent et le ramènent
chez lui,
où celui qui m'a rapporté ces détails l'a
vu alité, frémissant et fier comme un
lion blessé.
Appelé au mois de juin par son ancien
lieutenant, le général Cavaignac, à la
défense de la liberté et de l'ordre
public
menacés par la barbarie, on le vit lancer
ses gardes mobiles, comme autrefois, ses
zouaves, Ã
l'attaque des barricades. Il
avait l'air de se jouer au milieu des dan-
gers et donnait confiance à tout le monde
par son entrain.
Si quelquefois, en face de ces forts
crénelés, et des feux qui partaient de
toutes parts, et sous lesquels
tombèrent
successivement en trois jours tant de gé-
néraux, la troupe étonnée semblait hé-
siter un moment, La Moricière, après,
avoir abrité ses soldats et les braves gar-
des nationaux le long des murs et des
portes cochères, lui, au milieu de la rue,
exposé à tous les coups,
calme sur son
cheval, s'avançait lentement à quelques
pas d'une barricade et revenait de même
en
disant :
— Vous voyez bien que ce n'est pas
difficile !
Une décharge abat son cheval : il se
relève, ramasse tranquillement son ci-
gare, saute sur un autre cheval, en di-
sant gaîment à ses soldats :
Soyez tranquilles ! petit bonhomme vit encore !
Et à un représentant montagnard qui
lui faisait un banal compliment sur son
courage :
Du courage ! répond brusquement
La Moricière « allons donc ! Tenez,
avouez que vos gens ne savent pas ti-
rer ! »
Et toutefois, je tiens de témoins occu-
laires que la mâle physionomie du gé-
néral avait, ce jour-la, une expression
particulière.
Au feu, en Afrique, La Moricière était
comme à une fête badinant, riant
animé, jouant aux balles, pour ainsi dire
et on raconte
que c'était admirable de le
voir partir sur son cheval aux naseaux
fumants, le képi sur l'oreille, le cigare Ã
la bouche, et l'oeil enflammé de courage
et de joie. Mais en ce jour-ci, ceux qui
le virent sur les
boulevards de Paris, Ã
la tête de la petite armée qu'il condui-
sait aux barricades, remarquèrent son
regard mélancolique et sombre : en lui,
le citoyen attristait le
soldat ! Il allait
voir tomber ses hommes sous des balles
françaises, et attaquer des frères égarés.
Mais il savait que son devoir était so-
lennel et sacré !
Si cette formidable émeute, plus for-
midable qu'aucune autre parce qu'elle
avait été préparée, armée, organisée
pendant trois mois, si elle
l'emportait,
c'en était fait de la société ; le courage
civique et militaire était déconcerté,
l'esprit de désordre triomphant, et la
victoire du mal certaine. Il importait de
montrer vite que l'ordre
était le plus
fort : besogne affreuse, mais nécessaire.
Le général pouvait espérer qu'on ne ti-
rerait pas sur ses troupes. On tira, on ri-
posta on sait le reste. Après 1830, après
1848, si la révolution avait encore triom-
phé en juin, c'en était fait à jamais du
repos public ; toute confiance, toute ré-
sistance honnête étaient tuées. Qui sauva
en ce jour solennel la France et la so-
ciété européenne ? Cet homme : lui, et
ses braves compagnons.
AU SERVICE DU PAPE
Un soir, dans une chambre retirée, Ã
Prouzel, étaient réunis un général, un
prêtre, un jeune homme. On discutait
la
question de savoir si le général devait
aller se mettre à la tête de l'armée du
Pape. Il ne s'agissait
pas d'augmenter sa
gloire, mais de la sacrifier ; d'illustrer sa
vie, mais de l'exposer. On lui demandait
d'aller à Rome, de passer la mer, de
quitter la France, et de prendre le com-
mandement d'une poignée de jeunes
gens qui n'avaient pas vu le feu, appuyés
sur des arsenaux vides et des
magasins
épuisés, ne parlant pas la même langue,
mais ralliés par la foi, sur un petit terri-
toire pris entre deux armées dix fois
plus nombreuses, plus aguerries, plus
équipées ; il s'agissait
de passer pour un
étourdi aux yeux des sages, pour un fac-
tieux aux yeux des politiques, pour un
chef aventureux aux yeux des militai-
res, en deux mots, d'agir sans espoir et
de mourir sans gloire.
Le prêtre insistait, le jeune homme
hésitait, le général méditait. Tout à coup,
le guerrier se lève, et dit d'une
voix
nette et calme : « J'irai. »
Le jeune homme pleura d'admiration,
et le prêtre se levant et posant ses mains
sur les épaules du guerrier comme
pour
le bénir, approcha sa tête en silence de
sa poitrine et il baisa son cœur !
Le jeune homme a été tué près de son
chef ; le prêtre, caractère intrépide et
pur, veille encore près du
Père des
croyants, et le général est celui que je
pleure !
LA MORT DE LA MORICIÈRE
Il était plein de vie et de force on le
croyait du moins. Cependant il avait
toujours eu des pressentiments de
mort,
et sa maxime était qu'il fallait toujours
être prêt pour ne pas être surpris. Il était
donc seul à la
campagne, Ã Prouzel,
près Amiens ; sa femme et ses enfants, re-
tenus loin de lui, allaient revenir. C'é-
tait un dimanche, et ce jour-là c'avait
été l'adoration du Saint-Sacrement dans
l'église de son village. Il
était allé, selon
sa coutume, à la Grand'Messe ; le soir,
il s'était rendu encore au Salut, et était
resté tout le temps à genoux au milieu
des paysans, lui, le vieux soldat de nos
guerres africaines. Et, sa bonne journée
de chrétien ainsi
faite,il était rentré paisi-
ble et content chez lui. Il avait lu en-
suite, comme il le faisait chaque soir,
quelques pages de l'histoire des luttes de
l'Eglise. Le bon curé de
son village était
venu, comme il en avait l'habitude le
dimanche, passer sa soirée avec lui, et
ils étaient
restés à causer ensemble jus-
qu'à dix heures et demie ; quand le curé
le quitta :
— Je suis très content, monsieur le
curé, lui avait dit le général, de ce que
vous m'avez dit ce soir.
L'entretien avait roulé sur le purga-
toire, le ciel et la vie future. Il ne savait
pas en être si proche. Tout à coup, à une
heure du matin, une
douleur inaccou-
mée, soudaine, aiguë, se fait sentir. C'é-
tait la mort, ou plutôt c'était Dieu qui
venait. Il détacha aussitôt de la muraille
son crucifix, pour son
dernier combat,
comme autrefois il saisissait son épée.
Quand le prêtre arriva, le général était
debout,
marchant à pas lents dans sa
chambre, et pressant son crucifix sur son
cœur. A la vue du prêtre il tombe à ge-
noux, appuyé sur son lit ; le crucifix
échappe à sa main défaillante, mais il le
retenait encore et le
serrait avec ses
deux bras sur sa poitrine. Le prêtre a le
temps de lui donner une dernière abso-
lution. Cela fait, il remit son âme aux
mains de son Créateur.
Après ce morceau d'éloquence militaire,
voici un autre fragment de discours, d'un genre
tout opposé, où se
révèle l'esprit net et pratique
de l'évêque d'Orléans. Il s'agit de la condition
faite aux pauvres curés de
campagne. En ce
moment où l'on déclame à tort et à travers sur
les prétendus empiétements du cléricalisme, la
question du budget des curés, si finement trai-
tée par Mgr Dupanloup, est presque un sujet
d'actualité.
LE BUDGET DES CURÉS DE CAMPAGNE
Discours prononcé au Sénat le 23 décembre 1876
Je ne veux pas dire que la France n'est
pas une nation reconnaissante, je ne le
dis pas, mais je dis que chez
elle les prê-
tres âgés, les plus vieux serviteurs du
pays et de l'Etat, vieillissent et meurent
sans avoir droit à une retraite certaine,
à un asile pour leurs derniers
jours.
Sur 50,000 prêtres que vous avez, mes-
sieurs, il en est 11,913 qui sont âgés de
plus de soixante ans vous en avez plus
de 6,500 sexagénaires,
plus de 2,500 sep-
tuagénaires et à peu près 2,000 octogé-
naires, qui sont encore en activité de
service et qui continuent à exercer leur
ministère, tandis que vos
instituteurs,
à cinquante-cinq ans, ont une retraite
assurée, et peuvent joindre les avanta-
ges d'une nouvelle carrière aux revenus
de leur retraite. Nos prêtres âgés et in-
firmés, au contraire, n'ont aucun droit
légal a aucune retraite, même quand
ils sont arrivés au moment où
les forces
leur manquent, où ils ne peuvent plus
continuer leur travail. Alors on leur
donne quelquefois,
je le reconnais, mais
encore est-ce souvent très difficile à ob-
tenir, on leur donne 4 ou 500 francs ; et
comme secours passagers 2 ou 300 francs
seulement. C'est un
fait, Messieurs, qui
ne vous a jamais été dit, à ma connais-
sance. Le clergé est actuellement le seul
corps en France qui n'ait pas droit à une
retraite comme s'il ne
travaillait pas,
comme si tout en étant avant tout le ser-
viteur de l'Eglise, il n'était pas en même
temps le serviteur de l'Etat, le serviteur
du pays.
Les magistrats, les militaires, les in-
génieurs, les instituteurs, les facteurs
ruraux, les agents-voyers, ont tous droit
à une retraite ;
seuls, en France les prê-
tres doivent travailler jusqu'Ã la fin sans
repos ni trêve et jusqu'à leur dernier
souffle ; et
l'admirable parole de saint
Vincent de Paul leur est adressée chaque
jour : Messieurs, disait-il à ses
prêtres,
courage jusqu'à la fin ! Le bon prêtre doit
mourir sur la brèche, les armes à la
main.
C'est ce que nous faisons chaque jour.
C'est notre honneur. Laissez-moi vous
dire, Messieurs, que ce n'eit pas le
vô-
tre.
Et c'est dans une telle situation, pour
le dire en passant, qu'on a eu le triste
courage d'enlever au clergé
français les
dix ou douze pauvres places, les seules
où les vieillards du sanctuaire, les anciens
de
l'épiscopat, pouvaient trouver encore
une retraite respectée comme chanoines
de Saint-Denis ; on
abandonnait d'ailleurs
la magnifique basilique à son triste sort, et
on disait avec un rare esprit que l'ab-
sence des chanoines n'y ferait-rien, puis-
qu'ils n'étaient ni maçons ni architec-
tes.
J'ai ajouté, Messieurs, que vous aviez
un clergé le plus pauvre du monde.
Cela ne devrait pas être, si la justice
n'était pas souvent un vain mot sur la
terre ; car de grands
engagements,
des engagements solennels, nationaux,
avaient été pris vis-à -vis de nous ! Vous
en
connaissez les termes, ils vous ont
été dits ; je ne les répéterai pas.
Je n'examine pas la question de
pro-
priété, je la laisse ; mais je dis que ces
engagements ont été votés, discutés, par
l'Assemblée
constituante. Voici les pa-
roles :
« La même loi du 2 novembre 1789 qui
mettait les biens du clergé à la disposi-
tion de la nation. »
Vous avez tous remarqué comment Mi-
rabeau, qui présidait à tout cela, chan-
gea les paroles qui déclaraient la nation
propriétaire des biens du clergé. Comme
ce mot le choquait et lui
aurait peut
-
être fait perdre la majorité ; il l'effaça et
y subtitua, par une subtilité digne de
son œuvre,
ces mots « à la disposition
de la nation. »
« Dans nos dispositions à faire pour
subvenir à l'entretien des ministres de
la religion, il ne pourra être
assuré à la
dotation d'aucune cure »,— et notez que
les églises que nous appelons aujour-
d'hui succursales étaient des cures alors,
— « moins de 1,200 livres, ce qui ferait
aujourd'hui plus
de 2,400 francs. »
̃Voilà l'engagement qui avait été pris.
Mais je ne vous proposerai pas de nous
rendre ces 2,400 francs, je vous dirai de
donner au prêtre le pain
dont il a be-
soin ; il ne l'a pas.
On lui a refusé, Messieurs, on lui a re-
fusé cette centaine de francs qui était de-
mandée pour lui, et, et à force de cal-
culs à force de compromissions, on a
fini par arriver à offrir 200,000 francs, et
puis 200 autres mille
francs que votre
Commission y a ajoutés.
Eh bien ! Messieurs, si vous voulez
vous rendre compte de l'étrange injus-
tice qui est dans tout cela, non-seule-
ment de la violation d'une promesse for-
melle, mais de l'injustice qui se trouve
là , au fond, veuillez supputer vous mê-
mes dans votre esprit le budget des dé-,
penses nécessaires à l'existence d'un
prêtre dans son pauvre presbytère.
L'année dernière, j'avais l'honneur de
présider la commission de l'Assemblée
nationale, chargée de préparer la
loi
sur le traitement et la retraite des insti-
tuteurs. Je l'ai fait, Messieurs, et nous
avons voté ce que vous savez pour l'a-
mélioration de leur existence. Mais, pour
cela, j'ai voulu me faire une idée nette
et précise du budget
d'un instituteur, le
budget de ses dépenses nécessaires et de
ses recettes. J'ai vu par ce budget, j'ai
vu
clairement, que nous étions obligés
de leur accorder ce qu'on ne leur avait
pas, accordé jusque-là , et nous le
leur
avons accordé, et nous l'avons unanime-
ment voté dans une commission dont je
garde le souvenir ; à cause de la parfaite
politesse et aménité
que j'ai rencontrées
dans tous ses membres.
Eh bien ! Messieurs, ce budget des ins-
tituteurs leur donne 900 francs, les
900 francs de nos cures, au début, Ã
vingt ans, lorsqu'ils sortent de l'EcoleÂ
normale, et, Ã vingt-cinq ans, ils arri-
vent à 1,000 francs, c'est-à -dire le chiffre
que nos pauvres curés ne peuvent pas
obtenir, même quand ils
entrent dans
leur soixantième année, veuillez bien le
remarquer. Voilà la différence des condi-
tions. Eh bien, je dis que cela n'est ni
convenable ni juste.
Et, Ã ce propos, permettez-moi de rap-
peler un souvenir on a établi, dans la
discussion du budget à la Chambre des
députés, un parallèle entre ce
qu'on a
appelé l'Assemblée catholique et l'As-
semblée républicaine. Or, voici la vérité
sur ces deux Assemblées : l'Assemblée
catholique a augmenté
le budget des ins-
tituteurs, et l'Assemblée républicaine ne
s'est occupée qu'à diminuer le budget
des prêtres.
M. ERNEST PICARD. — Elle l'a aug-
menté de 200,000 francs.
Mgr DUPANLOUP. — Elle a diminué le
budget du clergé de 2 millions... Voici
donc
le budget que j'ai fait des dépenses
nécessaires à un curé de campagne. Je
vous en lirai seulement quelques dé-
tails.
Un sénateur. — Cela varie suivant les
lieux.
Mgr DUPANLOUP. — Vous verrez qu'il
n'y a ici rien d'exagéré ; mais la conclu-
sion, c'est qu'il est absolument impossi-
ble de vivre avec les 900 francs que vous
leur donnez.
Je mets simplement pour chaque jour
750 grammes de pain ; trente-deux cen-
times de vin par jour ; cinq livres de
viande par semaine, une demi-douzaine
d'œufs par semaine, une
livre de beurre
par semaine, 1 franc de poisson par se-
maine.
Messieurs, vous trouvez ce compte de
ménage peu digne de vous, moi je ne le
trouve pas, et avec les prêtres de
mon
diocèse j'entre dans tous ces détails,
et quand la vie leur manque, je viens Ã
leur secours, et vous
êtes chargés de cela
vous aussi !
Si vous me disiez que cela vous ennuie,
je le regretterais pour vous, car cela est
d'un grand intérêt.
Plusieurs sénateurs à gauche. — Pas du
tout ! Nous ne disons pas cela.
M. TOLAIN. — Nous protestons, nous
n'avons rien dit et nous désirons qu'on
ne nous fasse pas dire ce que
nous ne
disons pas.
Mgr DUPANLOUP. — Je mets 1 franc
d'épicerie par semaine ; chauffage, 50
francs par an : éclairage, 40 francs.
Je ne parlerai pas du blanchissage et
des dépenses pour tous les vêtements,
dont je ne vous donnerai pas le dé-
tail. Je suppose une seule soutane par
année ; 190 francs pour cette soutane et
tout le reste.
Impositions et prestations — car le
prêtre n'est déchargé de rien — 30 francs
par an. Cela compte dans un budget
pa-
reil !
Maintenant, les chaussures, et la dé-
pense en est considérable, car nos pau-
vres curés ont beaucoup de courses Ã
faire pour visiter leurs pauvres et leurs
malades. Maintenant s'il a
une domesti-
que, c'est 150 Ã 200 francs par an. Sa
nourriture, je ne l'estime qu'Ã 350 francs.
Maintenant, pour l'entretien du mobi-
lier, pour les frais de maladie, il faut
bien quelque chose, car enfin ils peuvent
être malades.
Et, en réduisant ces dépenses à leur
plus simple expression, le total ne va pas
à moins de 1,500 francs.
Vous me direz : Mais alors comment
font-ils pour vivre ! Eh bien, Messieurs,
il y a deux manières de
s'en tirer : la
première, dans les diocèses pauvres, ils
ne vivent pas, ils meurent avant le
temps ! J'ai fait le relevé récemment,
dans mon diocèse, de tous ceux que j'ai
perdus avant l'âge de
trente-cinq ans :
en vingt années, j'en ai perdu trente
-
trois. J'ai consulté sur ce chiffre des mé-
decins qui m'ont dit que c'était un chif-
fre exorbitant. Voilà comment ils s'en
tirent.
Ou bien, ils n'ont pas de domestiques,
ils font leurs cuisine eux-mêmes, ils la-
vent leur vaisselle, ils balayent leur
maison, et ils vivent comme ils peu-
vent.
Voilà , Messieurs, comment ils s'en ti-
rent.
Vous me direz ce qui a été dit : Mais
ils n'ont pas que ces 900 francs ; ils ont
des honoraires de
Messes. Eh bien, Mes-
sieurs, je vous réponds que dans beau-
coup de diocèses, les honoraires de Mes-
ses sont extrêmement rares. J'atteste,
pour mon diocèse, qui certes n'est
pas le plus mauvais de France, — il y en
a de moins religieux, —
j'atteste ceci,
Messieurs : il y a vingt ans que, tout
d'un coup, je réfléchis et je me dis : Mais
ces bons prêtres ont ils des honoraires
de Messes, pour les aider à vivre avec
leurs 900 francs ?
J'ai pris des renseignements ; beau-
coup d'entre eux n'en avaient pas, et j'ai
dû leur procurer 40,000 honoraires de
Messes à partager entre
eux. Je les fais
venir de l'Espagne, de Saint-Jacques de
Compostelle, des Etats-Unis, du Chili.
VoilÃ
comment ils ont des honoraires de
Messes ; je suis obligé de leur en procu-
rer.
Vous me direz encore : « Mais il y a
beaucoup de paroisses où les conseils mu-
nicipaux font un supplément au curé. »
Cela était autrefois, et n'est plus, à de
très rares exceptions
près, je vous l'af-
firme pour le savoir et souvent avoir né-
gocié avec ces conseils, qui me répon-
daient : « Nous ne pouvons plus, nos
impôts sont trop chers. » Telle est la vé-
rité.
« Mais le casuel, » me direz-vous. Eh
bien, ici, vraiment, chez nos adversai-
res, ce casuel devient une étrange in-
conséquence. Il n'y a pas de chose qui
nous soit plus souvent reprochée que le
casuel. Il déshonore votre
caractère, nous
dit-on il nuit à la dignité de votre per-
sonne et de votre ministère ; l'exiger
vous fait le plus grand tort et blesse tout
le monde. Il
est-certain, Messieurs, qu'il
y en a bien peut-être parmi vous qui,
quand il y a un mariage dans leur fa-
mille, ou un deuil, disons le mot, un en-
terrement, ne se plaignent du casuel...
Cela est partout. Mais, dans nos cam-
pagnes, cela est bien plus sérieux, vous
le comprenez. Aussi le casuel est im-
possible et, quand j'envoie un prêtre
dans une paroisse, je lui dis toujours :
N'exigez pas de casuel.
Si on vous l'ap-
porte librement, dignement, recevez-le,
mais ne l'exigez-pas et ils-ne le deman-
dent point.
Mon prédécesseur avait fait, du temps
de l'Assemblée législative, le relevé du
casuel dans nos diocèses ; il
est arrivé aux
mêmes conclusions et pour dire le vrai,
il n'y en à pas, et l'un de vous, Mes-
sieurs, me disait précisément hier :
Quant au casuel, il est impossible d'en
parler ; dans ma
paroisse, il n'y en a pas
pour six francs par an, de casuel.
Je parle, bien entendu, pour les cam-
pagnes, car ce sont elles qui m'intéres-
sent le plus, parce que c'est là que je
trouve les nécessités les plus pressantes.
Mais cela ne veut pas
dire que les villes
ne m'intéressent pas.
(Ch. Douniol et Ce
, éditeur.)
Pour terminer ce qui concerne l'évêque
d'Orléans, voici un petit portrait à la plume,
fort bien enlevé, que nous
avons retrouvé dans
un vieux numéro de la Vie Parisienne, sous la
signature R. Nous
remplaçons cette modeste
initiale par le nom de l'auteur, notre ami et
collaborateur Fernand de Rodays, qui
débu-
tait alors avec beaucoup de succès dans le
journalisme parisien.
PORTRAIT INTIME
Monseigneur est une figure originale
dans l'Eglise. Il est universellement res-
pecté tant par la grandeur de son carac-
tère que par son talent et ses mœurs
irréprochables. Sa vie est celle d'un ana-
chorète, entièrement consacrée au tra-
vail. Peu d'existences sont aussi la-
borieuses que la sienne. Il travaille
nuit et jour, en mangeant, en se prome-
nant, et même en dormant couché,
il fait réveiller son secrétaire pour lui
communiquer une idée qui lui est
venue
dans une minute d'insomnie. Il est indif-
férent à toutes les choses de la vie : nul
n'est plus mal vêtu, plus mal nourri, plus
mal logé. Son
palais archiépiscopal est
une fort laide maison, très incommode,
dans laquelle il fait exécuter chaque se-
maine des changements contraires Ã
toutes les règles de l'architecture. Il a la
manie du brocantage, et si
les meubles
de l'évêché lui appartenaient, il les au-
rait troqués vingt fois.
Sa table ne vaut pas celle du plus pau-
vre curé de son diocèse, et cependant il
y consacre une grosse somme et y reçoit
les personnages les plus
considérables.
Avec ses convives il est très aimable,
cause et discute beaucoup, et oublie qu'il
a faim. On
lui enlève son assiette, et il
ne s'aperçoit pas qu'il n'a pas mangé.
Quelquefois il sort de table à jeun, et
pour un peu on lui ferait croire qu'il a
touché à tous les mets. Quand il se pro-
mène dans les rues de la ville, il ne sup-
porte pas d'avoir un chapeau ; il met le
sien sous son bras gauche et porte sous
son bras droit un
parapluie énorme dont
ne voudrait pas son portier. Beaucoup
le saluent, d'autres sourient : il ne voit
ni les saluts ni les sourires.
Sa charité est inépuisable, étonnante :
l'argent lui fond dans les mains. Ses fi-
dèles sont fort riches et lui en donnent
beaucoup, mais il n'aurait pas assez du
budget de la France Ã
dépenser. Son dé-
sintéressement et son abnégation de lui
-
même sont inouïs il n'a jamais dixfrancsÂ
dans sa poche. Un jour, comme il faisait
ses tournées diocésaines dans un fiacre
sordide,
de bonnes âmes se sont cotisées
pour lui offrir un équipage convenable :
il le vendit au bout de deux jours
pour
faire quelque aumône. On lui en a ra-
cheté un autre il l'a vendu encore, et
cela s'est reproduit trois fois de suite.
Un autre jour, dans un
hiver rigoureux,
il a converti les salons de son évê-
ché en chauffoirs, et ne s'est aperçu
de l'excès de sa charité que quand il
a vu ses appartements envahis
par
tous les repris de justice sans asile
du département. Il s'est décidé alors Ã
établir dans sa
cathédrale de grands poê-
les qui y sont encore, hideux, déparant
la majesté de la basilique, et à la chaleur
desquels les mendiants
viennent faire
leur cuisine. Cette équipée lui a coûté très cher, mais peu lui importe.
Personne mieux que Monseigneur ne
connaît les textes saints. Peut-être même
pêche-t-il par l'excès de ce côté-là .
On
l'accuse d'abuser de la compilation et de
faire pâlir son secrétaire dans les re-
cherches. Il est certain que l'abbé***