4e Année — Numéro 42Ce Supplément ne doit pas être vendu à partDimanche 20 Octobre 1878
PRIX DU SUPPLÉMENT AVEC LE NUMÉRO
30 cent. à Paris.— 25 cent. — dans les DépartementsOn peut s'abonner spécialement au FIGARO du
Dimanche, accompagné du Numéro
ordinaire du
FiGARO, au prix unique, pour Paris et les Départements, de :
UN AN :12 fr. — Six MOIS 6 fr.Ce Supplément parait le Samedi matin a Paris
et se trouve 1e
Dimanche dans tous les Départements26, rue Drouot, 26LE FIGARO
SUPPLÉMENT LITTÉRAIRE DU DIMANCHE
PRIX DU SUPPLÉMENT AVEC LE NUMÉRO
20 cent. à Paris. – 25 cent. dans les DépartementsNous accueillons avec empressement toutes les
communications qui pourraient
nous être utiles
pour la composition du FIGARO LITTÉRAIREPour tout ce qui concerne ce Supplément écrire
au Secrétaire de
la Rédaction.
A. PÉRIVIER26, rue Drouot,26SOMMAIRE DU SUPPLÉMENT
Mgr DUPANLOUP, ÉVÉQUE D'ORLÉANS
À PROPOS DES AMANTS DE VÉRONE : Shakespeare
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE ROMÉO ET JULIETTE
à Londres en 1593 Clémence
Robert
Le VIEUX CHIEN : Eugène Sue
NEIL DU DIABLE  : J. Cornély
CHARLEMAGNE mélomane : Auguste Challamel
LA FEMME SLAVEÂ : F. Liszt
COURRIER HEBDOMADAIRE DE LA BANQUE PARISIENNEMgr DUPANLOUP
Evêque d'Orléans
Le Figaro a déjà payé son tribut d'hommages à la mémoire de Mgr Dupanloup ; mais l’évêque d'Orléans n'a pas été seulement un des personnages les plus marquants
de l'histoire contemporaine, il a été un grand littérateur et, à ce titre, il mérite une place d'honneur dans notre supplément littéraire. Nous aurions pu puiser à pleines mains dans
les innombrables brochures écrites par Mgr
Dupanloup, pendant ces quarante dernières
années, mais elles touchent presque uniquement des sujets irritants, de polémique, et il est plus convenable, en ce moment, de les laisser dormir. Nous avons donc cherché ailleurs un spécimen du talent de Mgr Dupanloup, et nous croyons avoir eu la main heureuse en choisissant l'oraison funèbre du général de La Moricière. Ce morceau est écrit
avec une vivacité et un brio extraordinaires. Un ami de Mgr Dupanloup disait avec raison que c'était de l'éloquence
à la baïonnette. L'expression est fort
juste et on trouverait difficilement dans toute notre littérature française un aussi parfait modèle de style approprié à son sujet.En voici les principaux extraits :ORAISON FUNÈBREDU
GÉNÉRAL DE LAMORICIÈRE
Prononcée à Nantes le 17 octobre 1865
PORTRAIT DU GÉNÉRAL — LES GUERRES
D'AFRIQUE
Né de cette forte race bretonne, sur
cette terre de la bravoure et de la
Foi, au sein d'une famille fidèle aux
vieux souvenirs et aux vieilles vertus, dès qu'il parut dans les armées, Lamoricière fut le type du soldat Français. Brave, hardi, aventureux, plein de fougue et d'élan, de vivacité et de
gaîté gauloise, montant à l'assaut sous la mitraille, tranquille et imperturbable sous les balles, mais
capitaine autant que soldat, vigilant, actif, infatigable ; prudent malgré son audace, prévoyant,
organisateur habile d'une expédition ou d'une razzia, fécond en expédients et en ressources ; coup
d'œil prompt, décision rapide ; enlevant le soldat pour une attaque ou une poursuite, le lançant ou le retenant à son gré, l'animant du regard, du geste et de sa voix
vibrante, payant partout de sa personne, sauvant au milieu du feu un de ses soldats blessé, le saisissant par la ceinture et l'emportant en travers sur son
cheval non pas seulement soldat et capitaine, homme de batailles, de faits d'armes de grands coups d'épée, mais ayant le
génie de l'administration aussi bien que de la guerre ; se montrant, c'est l'éloge même qu'en a fait
le maréchal Bugeaud, capable de conquérir un pays et de le gouverner ; ayant les grandes vues comme les
grands élans ; voyant plus loin que les armes, plus loin que la force ; la civilisation après la
conquête ; comprenant la noble mission de la guerre ; et servant enfin par les armes cette grande
cause de la civilisation chrétienne contre l'islamisme et, depuis Lépante et Navarin, n'est-ce pas là éminemment la cause française dans le monde ?Du reste, des guerres dignes de lui
l'attendaient sur les plages africaines. Il
y trouvait des races vaillantes
qui ne
devaient pas livrer leur sol sans combats ; les fils des vieux Numides de Jugurlha et de Massinissa ; les races kabyles, indomptées par les Arabes, et indomptables dans les citadelles de leurs montagnes ; puis les races conquérantes, les fils du Prophète,
tribus nomades et belliqueuses vivant sous la tente, hardis soldats, rapides cavaliers et à la tête de
toutes ces races, les ralliant et les entraînant par sa parole et l'ascendant de son génie, un Arabe de trempe héroïque, marabout et soldat à fois, enthousiaste et politique ; soufflant aux tribus la flamme patriotique, religieuse et guerrière ; proclamant la guerre sainte ! Certes, Lamoricière et ses braves compagnons d'armes n'eurent pas à se plaindre ; ils purent trouver là de beaux combats : combats nouveaux, guerres inaccoutumées, sous un climat aux ardeurs dévorantes dans un pays inconnu, inexploré, avec un ennemi fait au
soleil africain et au désert, habile à profiter de toutes les défenses naturelles de son pays, partout
présent à la fois, mais insaisissable tantôt inondant la plaine, harcelant la queue et les flancs de nos colonnes, plus rarement le
front ; puis fuyant avec la rapidité du vent, sur ces chevaux légers, accoutumés à dévorer l’espace et
à gravir ou descendre au galop les pentes abruptes ; tantôt, au bruit de notre marche, se réfugiant au loin, guerriers et
population, jusque dans le désert ou sur les sommets de l'Atlas. Ces guerres demandaient des tactiques
tout à fait nouvelles, et des courages Ã
l'épreuve de tout. C'est là qu'on
vit le
général Lamoricière, tantôt emporter
d'assaut les villes ; tantôt ravitailler nos
places ; tantôt défendre nos
postes avancés et isolés perdus au milieu des flots soulevés des tribus ; lancer des expéditions de tous côtés ; parcourir en tous sens le pays ; fouiller les gorges des montagnes donner partout la chasse à Abd-el-Kader ; faire des marches longues, pénibles, incessantes, sous le soleil, la pluie, les ouragans et le feu de l'ennemi, traîner avec lui des convois pour vivre dans les pays
où l'émir avait fait le désert, et d'où les tribus en fuyant avaient .tout emporté, ou bien trouver le secret de se passer de convois, et de faire vivre la guerre par la guerre ; jour et nuit
des alertes, des engagements, de chaudes affaires des assauts sanglants, des combats meurtriers, contre des nuées de Kabyles ou d'Arabes, ou contre les belles troupes régulières et les Rouges de l'Émir.EN RECONNAISSANCE
Voyez-le : il n'avait que vingt-cinq
ans ; il s'agissait d'aller reconnaître une
fille arabe, Bougie,
dont on voulait s'emparer. Lamoricière réclame cette mission difficile. Un bâtiment léger le débarque sur la plage avec quelques officiers. Mais bientôt toute la ville s'ameute : il se réfugie dans une maison, la maison est cernée de toutes parts. Il n'hésite pas ; il
ouvre tout à coup les portes, sort avec ses compagnons le front haut, le regard menaçant, le pistolet levé
et le sabre au poing, et passe à travers les Arabes immobiles et stupéfaits de tant d'audace.Mais ces rapides moments lui avaient
suffi pour noter, au milieu du péril, des
observations dont la précision et
l'exactitude firent tomber la ville entre nos mains.PRISE DE CONSTANTINE
Faut-il maintenant vous le peindre Ã
Constantine ? Déjà nos munitions, étaient
épuisées, et les murs de la
ville ne cédaient pas. Le brave colonel Combes, précipité de la brèche, était venu, blessé mortellement, tomber aux
pieds de M. le duc de Nemours : « Monseigneur, mon devoir m'ordonne de vous dire que la brèche est
impraticable. » Et, cela dit, il meurt. Le maréchal Vallée, c'est lui-même qui l'a raconté, était dans une affreuse perplexité. Il faut, dit-il alors à Lamoricière, enlever la brèche, praticable ou non, à tout prix. Lamoricière se lance à l'assaut, à sept heures du matin, jetant à sa colonne ce mâle commandement « Mes zouaves, à vous ! debout ! au trot ! marche ! » et renversant tout sur
son passager il arrive le premier sur la brèche.On le vit là un instant, tel que le peintre immortel de nos guerriers d'Afrique en a tracé pour l'avenir un tableau, que nul n'a le droit de
refaire, avec ce regard de feu qui promet la victoire, le fez rouge sur la tête, le burnous bleu sur les épaules, debout au
haut du rempart conquis, trente secondes avant qu'une mine cachée, sautant sous ses pas, le lance en l'air et l'ensevelisse
sous les décombres du rempart écroulé. Quand on le ramassa noirci, brûlé, les chefs de l'armée, par une inspiration toute française, voulurent qu'à l'ambulance on jetât sur son lit de camp, pour couverture, le drapeau de Constantine.LES ZOUAVES
Ces glorieux faits d'armes, et tant
d'autres qui les suivirent, ne sont pas
toutefois ce que Lamoricière a fait de
plus utile pour le service de la France.
Son service peut-être le plus mémorable, ce n'est pas d'avoir remporté de telles victoires avec de tels soldats, mais ces soldats, ces zouaves, c'est lui qui les forma. Placé à leur
tête au moment même de leur création, c'est lui qui contribua plus que tout autre à leur donner l'esprit militaire qui les distingue, à les faire ce qu'ils sont,
et il les fit pour ainsi dire à son image, du moins en ce qu'ils ont de chevaleresque et de français : vrais lions d'Afrique dans les combats toujours au feu, au premier rang ; n'attendant jamais l'ennemi, l'abordant à la pointe de leur
baïonnette dans ces guerres étranges, usant de toutes les manoeuvres et de tous les stratagèmes ; tantôt se couchant à plat ventre, grimpant dans les broussailles et sur les pentes escarpées ; tantôt bondissant comme des panthères ; non moins ingénieux dans le camp que braves et
intelligents sur le terrain ; pleins d'entrain, de verve, de gaîté militaire chansonnant volontiers
dans leurs refrains de bivouac la casquette du maréchal ; trouvant moyen partout de vivre et de chanter ; rachetant par tant de qualités héroïques et guerrières leur amour un peu trop vif de la razzia, et leur humeur plus faite pour la poésie des batailles que
pour les travaux des quartiers d'hiver et les campements ; préférant encore aux chants du bivouac les
sons de la charge et du clairon ; sachant pourtant manier la pioche comme la baïonnette, et se couvrir de boue comme se couvrir de sang ;
construire des redoutes au besoin, comme les emporter d'assaut ; et pour tout dire enfin, portant dans leur mâle poitrine un cœur tendre et bon,
comme en ont les héros ; témoin cette campagne dont parle leur historien, où l'on ne vit pas, au retour,
des poules ou des tortues sur leurs sacs, mais où ils ramenaient des femmes et des enfants qu'ils avaient
sauvés, donnant, dans la marche, leur pain aux femmes et aux vieillards, et le lait de leurs chèvres aux petits
enfants ! Voilà les zouaves de Lamoricière, de ce soldat qui, un jour, ayant acculé à la mer les tribus révoltées, arrêta tout à coup ses colonnes, de peur,
comme il le dit simplement et si noblement dans son rapport, que « la vengeance ne fût trop
sévère. »LA GUERRE DES BARRICADES
Deux ans de vie parlementaire avaient
marqué déjà sa place parmi les orateurs,
lorsque la nuit du 23 février
montra Ã
quel degré cette parole était au service
d'une âme loyale, clairvoyante, intrépide. Il avait parcouru les barricades son coup d'œil militaire avait jugé la gravité méconnue de la
situation, et il courait les rues dans les ténèbres pour l'étudier encore, lorsqu'on vint lui dire qu'il
était ministre de la guerre dans un nouveau cabinet. Il avertit ses collègues, les suivit aux Tuileries, où ils
voulaient, le charger du commandement en chef de toutes les troupes. Mais il eût fallu enlever ce poste, au
moment du danger, à son ancien et vaillant chef ; c'était impossible. — Non, dit-il en marchant à pas précipités, non, on ne fait pas descendre de
cheval un maréchal de France !On lui demande alors de prendre le
commandement de la garde nationale,
qu'il fallait rallier dans les faubourg
avant de se mettre à sa
tête. — Tout ce que vous voudrez, dit-il,
qu'on me donne un uniforme et un cheval.Et revêtu d'une capote d'emprunt, ne
songeant pas plus à son titre qu'à sa vie,
il partit, affrontant vingt fois
la mort.
Son cheval est tué sous lui, il reçoit, deux
coups de baïonnette et se relève pour aller à l'Hôtel de ville défendre jusqu'au bout l'ordre social ; là , de nouveau renversé, il est foulé aux pieds par la multitude, frappé encore, puis sauvé à grand'peine par d'anciens zouaves qui le reconnaissent et le ramènent
chez lui, où celui qui m'a rapporté ces détails l'a vu alité, frémissant et fier comme un lion blessé.Appelé au mois de juin par son ancien
lieutenant, le général Cavaignac, à la
défense de la liberté et de l'ordre
public
menacés par la barbarie, on le vit lancer
ses gardes mobiles, comme autrefois, ses
zouaves, Ã
l'attaque des barricades. Il
avait l'air de se jouer au milieu des dangers et donnait confiance à tout le monde par son entrain.Si quelquefois, en face de ces forts
crénelés, et des feux qui partaient de
toutes parts, et sous lesquels
tombèrent
successivement en trois jours tant de généraux, la troupe étonnée semblait hésiter un moment, Lamoricière, après, avoir abrité ses soldats et les braves gardes nationaux le long des murs et des portes cochères, lui, au milieu de la rue, exposé à tous les coups,
calme sur son cheval, s'avançait lentement à quelques pas d'une barricade et revenait de même en
disant :— Vous voyez bien que ce n'est pas
difficile !Une décharge abat son cheval : il se
relève, ramasse tranquillement son cigare, saute sur un autre cheval, en disant gaîment à ses soldats :Soyez tranquilles ! petit bonhomme vit encore !Et à un représentant montagnard qui
lui faisait un banal compliment sur son
courage :Du courage ! répond brusquement
Lamoricière « allons donc ! Tenez,
avouez que vos gens ne savent pas tirer ! »Et toutefois, je tiens de témoins occulaires que la mâle physionomie du général avait, ce jour-la, une expression particulière.Au feu, en Afrique, Lamoricière était
comme à une fête badinant, riant
animé, jouant aux balles, pour ainsi dire
et on raconte
que c'était admirable de le
voir partir sur son cheval aux naseaux
fumants, le képi sur l'oreille, le cigare Ã
la bouche, et l'oeil enflammé de courage
et de joie. Mais en ce jour-ci, ceux qui
le virent sur les
boulevards de Paris, Ã
la tête de la petite armée qu'il conduisait aux barricades, remarquèrent son regard mélancolique et sombre : en lui, le citoyen attristait le
soldat ! Il allait voir tomber ses hommes sous des balles françaises, et attaquer des frères égarés.
Mais il savait que son devoir était solennel et sacré !Si cette formidable émeute, plus formidable qu'aucune autre parce qu'elle avait été préparée, armée, organisée pendant trois mois, si elle
l'emportait, c'en était fait de la société ; le courage civique et militaire était déconcerté,
l'esprit de désordre triomphant, et la victoire du mal certaine. Il importait de montrer vite que l'ordre
était le plus fort : besogne affreuse, mais nécessaire. Le général pouvait espérer qu'on ne tirerait pas sur ses troupes. On tira, on riposta on sait le reste. Après 1830, après 1848, si la révolution avait encore triomphé en juin, c'en était fait à jamais du repos public ; toute confiance, toute résistance honnête étaient tuées. Qui sauva en ce jour solennel la France et la société européenne ? Cet homme : lui, et ses braves compagnons.AU SERVICE DU PAPE
Un soir, dans une chambre retirée, Ã
Prouzel, étaient réunis un général, un
prêtre, un jeune homme. On discutait
la
question de savoir si le général devait
aller se mettre à la tête de l'armée du
Pape. Il ne s'agissait
pas d'augmenter sa
gloire, mais de la sacrifier ; d'illustrer sa
vie, mais de l'exposer. On lui demandait
d'aller à Rome, de passer la mer, de
quitter la France, et de prendre le commandement d'une poignée de jeunes gens qui n'avaient pas vu le feu, appuyés sur des arsenaux vides et des
magasins épuisés, ne parlant pas la même langue, mais ralliés par la foi, sur un petit territoire pris entre deux armées dix fois plus nombreuses, plus aguerries, plus équipées ; il s'agissait
de passer pour un étourdi aux yeux des sages, pour un factieux aux yeux des politiques, pour un chef aventureux aux yeux des militaires, en deux mots, d'agir sans espoir et de mourir sans gloire. Le prêtre insistait, le jeune homme
hésitait, le général méditait. Tout à coup,
le guerrier se lève, et dit d'une
voix
nette et calme : « J'irai. »Le jeune homme pleura d'admiration,
et le prêtre se levant et posant ses mains
sur les épaules du guerrier comme
pour
le bénir, approcha sa tête en silence de
sa poitrine et il baisa son cœur !Le jeune homme a été tué près de son
chef ; le prêtre, caractère intrépide et
pur, veille encore près du
Père des
croyants, et le général est celui que je
pleure !LA MORT DE LAMORICIÈRE
Il était plein de vie et de force on le
croyait du moins. Cependant il avait
toujours eu des pressentiments de
mort,
et sa maxime était qu'il fallait toujours
être prêt pour ne pas être surpris. Il était
donc seul à la
campagne, Ã Prouzel,
près Amiens ; sa femme et ses enfants, retenus loin de lui, allaient revenir. C'était un dimanche, et ce jour-là c'avait été l'adoration du Saint-Sacrement dans l'église de son village. Il
était allé, selon sa coutume, à la Grand'Messe ; le soir, il s'était rendu encore au Salut, et était
resté tout le temps à genoux au milieu des paysans, lui, le vieux soldat de nos guerres africaines. Et, sa bonne journée de chrétien ainsi
faite,il était rentré paisible et content chez lui. Il avait lu ensuite, comme il le faisait chaque soir, quelques pages de l'histoire des luttes de l'Eglise. Le bon curé de
son village était venu, comme il en avait l'habitude le dimanche, passer sa soirée avec lui, et ils étaient
restés à causer ensemble jusqu'à dix heures et demie ; quand le curé le quitta :— Je suis très content, monsieur le
curé, lui avait dit le général, de ce que
vous m'avez dit ce soir.L'entretien avait roulé sur le purgatoire, le ciel et la vie future. Il ne savait pas en être si proche. Tout à coup, à une heure du matin, une
douleur inaccoumée, soudaine, aiguë, se fait sentir. C'était la mort, ou plutôt c'était Dieu qui venait. Il détacha aussitôt de la muraille son crucifix, pour son
dernier combat, comme autrefois il saisissait son épée. Quand le prêtre arriva, le général était debout,
marchant à pas lents dans sa chambre, et pressant son crucifix sur son cœur. A la vue du prêtre il tombe à genoux, appuyé sur son lit ; le crucifix échappe à sa main défaillante, mais il le retenait encore et le
serrait avec ses deux bras sur sa poitrine. Le prêtre a le temps de lui donner une dernière absolution. Cela fait, il remit son âme aux mains de son Créateur. Après ce morceau d'éloquence militaire,
voici un autre fragment de discours, d'un genre
tout opposé, où se
révèle l'esprit net et pratique
de l'évêque d'Orléans. Il s'agit de la condition
faite aux pauvres curés de
campagne. En ce
moment où l'on déclame à tort et à travers sur
les prétendus empiétements du cléricalisme, la
question du budget des curés, si finement traitée par Mgr Dupanloup, est presque un sujet d'actualité. LE BUDGET DES CURÉS DE CAMPAGNE
Discours prononcé au Sénat le 23 décembre 1876
Je ne veux pas dire que la France n'est
pas une nation reconnaissante, je ne le
dis pas, mais je dis que chez
elle les prêtres âgés, les plus vieux serviteurs du pays et de l'État, vieillissent et meurent sans avoir droit à une retraite certaine, à un asile pour leurs derniers
jours.Sur 50,000 prêtres que vous avez, messieurs, il en est 11,913 qui sont âgés de plus de soixante ans vous en avez plus de 6,500 sexagénaires,
plus de 2,500 septuagénaires et à peu près 2,000 octogénaires, qui sont encore en activité de service et qui continuent à exercer leur ministère, tandis que vos
instituteurs, à cinquante-cinq ans, ont une retraite assurée, et peuvent joindre les avantages d'une nouvelle carrière aux revenus de leur retraite. Nos prêtres âgés et infirmés, au contraire, n'ont aucun droit légal a aucune retraite, même quand ils sont arrivés au moment où
les forces leur manquent, où ils ne peuvent plus continuer leur travail. Alors on leur donne quelquefois,
je le reconnais, mais encore est-ce souvent très difficile à obtenir, on leur donne 4 ou 500 francs ; et comme secours passagers 2 ou 300 francs seulement. C'est un
fait, Messieurs, qui ne vous a jamais été dit, à ma connaissance. Le clergé est actuellement le seul corps en France qui n'ait pas droit à une retraite comme s'il ne
travaillait pas, comme si tout en étant avant tout le serviteur de l'Église, il n'était pas en même temps le serviteur de l'État, le serviteur du pays.Les magistrats, les militaires, les ingénieurs, les instituteurs, les facteurs ruraux, les agents-voyers, ont tous droit à une retraite ;
seuls, en France les prêtres doivent travailler jusqu'à la fin sans repos ni trêve et jusqu'à leur dernier souffle ; et
l'admirable parole de saint Vincent de Paul leur est adressée chaque jour : Messieurs, disait-il à ses
prêtres, courage jusqu'à la fin ! Le bon prêtre doit mourir sur la brèche, les armes à la main.C'est ce que nous faisons chaque jour.
C'est notre honneur. Laissez-moi vous
dire, Messieurs, que ce n'eit pas le
vôtre.Et c'est dans une telle situation, pour
le dire en passant, qu'on a eu le triste
courage d'enlever au clergé
français les
dix ou douze pauvres places, les seules
où les vieillards du sanctuaire, les anciens
de
l'épiscopat, pouvaient trouver encore
une retraite respectée comme chanoines
de Saint-Denis ; on
abandonnait d'ailleurs
la magnifique basilique à son triste sort, et
on disait avec un rare esprit que l'absence des chanoines n'y ferait-rien, puisqu'ils n'étaient ni maçons ni architectes.J'ai ajouté, Messieurs, que vous aviez
un clergé le plus pauvre du monde.Cela ne devrait pas être, si la justice
n'était pas souvent un vain mot sur la
terre ; car de grands
engagements,
des engagements solennels, nationaux,
avaient été pris vis-à -vis de nous ! Vous
en
connaissez les termes, ils vous ont
été dits ; je ne les répéterai pas.
Je n'examine pas la question de
propriété, je la laisse ; mais je dis que ces engagements ont été votés, discutés, par l'Assemblée
constituante. Voici les paroles :« La même loi du 2 novembre 1789 qui
mettait les biens du clergé à la disposition de la nation. »Vous avez tous remarqué comment Mirabeau, qui présidait à tout cela, changea les paroles qui déclaraient la nation propriétaire des biens du clergé. Comme ce mot le choquait et lui
aurait peut-être fait perdre la majorité ; il l'effaça et y subtitua, par une subtilité digne de son œuvre,
ces mots « à la disposition de la nation. » « Dans nos dispositions à faire pour
subvenir à l'entretien des ministres de
la religion, il ne pourra être
assuré à la
dotation d'aucune cure »,— et notez que
les églises que nous appelons aujourd'hui succursales étaient des cures alors, — « moins de 1,200 livres, ce qui ferait aujourd'hui plus
de 2,400 francs. » ̃Voilà l'engagement qui avait été pris.
Mais je ne vous proposerai pas de nous
rendre ces 2,400 francs, je vous dirai de
donner au prêtre le pain
dont il a besoin ; il ne l'a pas.On lui a refusé, Messieurs, on lui a refusé cette centaine de francs qui était demandée pour lui, et, et à force de calculs à force de compromissions, on a fini par arriver à offrir 200,000 francs, et puis 200 autres mille
francs que votre Commission y a ajoutés.Eh bien ! Messieurs, si vous voulez
vous rendre compte de l'étrange injustice qui est dans tout cela, non-seulement de la violation d'une promesse formelle, mais de l'injustice qui se trouve là , au fond, veuillez supputer vous mêmes dans votre esprit le budget des dé, penses nécessaires à l'existence d'un
prêtre dans son pauvre presbytère.L'année dernière, j'avais l'honneur de
présider la commission de l'Assemblée
nationale, chargée de préparer la
loi
sur le traitement et la retraite des instituteurs. Je l'ai fait, Messieurs, et nous avons voté ce que vous savez pour l'amélioration de leur existence. Mais, pour cela, j'ai voulu me faire une idée nette et précise du budget
d'un instituteur, le budget de ses dépenses nécessaires et de ses recettes. J'ai vu par ce budget, j'ai vu
clairement, que nous étions obligés de leur accorder ce qu'on ne leur avait pas, accordé jusque-là , et nous le
leur avons accordé, et nous l'avons unanimement voté dans une commission dont je garde le souvenir ; à cause de la parfaite politesse et aménité
que j'ai rencontrées dans tous ses membres.Eh bien ! Messieurs, ce budget des instituteurs leur donne 900 francs, les 900 francs de nos cures, au début, à vingt ans, lorsqu'ils sortent de l'École normale, et, à vingt-cinq ans, ils arrivent à 1,000 francs, c'est-à -dire le chiffre que nos pauvres curés ne peuvent pas obtenir, même quand ils
entrent dans leur soixantième année, veuillez bien le remarquer. Voilà la différence des conditions. Eh bien, je dis que cela n'est ni convenable ni juste.Et, à ce propos, permettez-moi de rappeler un souvenir on a établi, dans la discussion du budget à la Chambre des députés, un parallèle entre ce
qu'on a appelé l'Assemblée catholique et l'Assemblée républicaine. Or, voici la vérité sur ces deux Assemblées : l'Assemblée catholique a augmenté
le budget des instituteurs, et l'Assemblée républicaine ne s'est occupée qu'à diminuer le budget des prêtres.M. ERNEST PICARD. — Elle l'a augmenté de 200,000 francs.Mgr DUPANLOUP. — Elle a diminué le
budget du clergé de 2 millions... Voici
donc
le budget que j'ai fait des dépenses
nécessaires à un curé de campagne. Je
vous en lirai seulement quelques détails.Un sénateur. — Cela varie suivant les
lieux.Mgr DUPANLOUP. — Vous verrez qu'il
n'y a ici rien d'exagéré ; mais la conclusion, c'est qu'il est absolument impossible de vivre avec les 900 francs que vous leur donnez.Je mets simplement pour chaque jour
750 grammes de pain ; trente-deux centimes de vin par jour ; cinq livres de viande par semaine, une demi-douzaine d'œufs par semaine, une
livre de beurre par semaine, 1 franc de poisson par semaine.Messieurs, vous trouvez ce compte de
ménage peu digne de vous, moi je ne le
trouve pas, et avec les prêtres de
mon
diocèse j'entre dans tous ces détails,
et quand la vie leur manque, je viens Ã
leur secours, et vous
êtes chargés de cela
vous aussi !Si vous me disiez que cela vous ennuie,
je le regretterais pour vous, car cela est
d'un grand intérêt.Plusieurs sénateurs à gauche. — Pas du
tout ! Nous ne disons pas cela.M. TOLAIN. — Nous protestons, nous
n'avons rien dit et nous désirons qu'on
ne nous fasse pas dire ce que
nous ne
disons pas.Mgr DUPANLOUP. — Je mets 1 franc
d'épicerie par semaine ; chauffage, 50
francs par an : éclairage, 40 francs.Je ne parlerai pas du blanchissage et
des dépenses pour tous les vêtements,
dont je ne vous donnerai pas le détail. Je suppose une seule soutane par année ; 190 francs pour cette soutane et tout le reste.Impositions et prestations — car le
prêtre n'est déchargé de rien — 30 francs
par an. Cela compte dans un budget
pareil !Maintenant, les chaussures, et la dépense en est considérable, car nos pauvres curés ont beaucoup de courses à faire pour visiter leurs pauvres et leurs malades. Maintenant s'il a
une domestique, c'est 150 à 200 francs par an. Sa nourriture, je ne l'estime qu'à 350 francs.Maintenant, pour l'entretien du mobilier, pour les frais de maladie, il faut bien quelque chose, car enfin ils peuvent être malades.Et, en réduisant ces dépenses à leur
plus simple expression, le total ne va pas
à moins de 1,500 francs.Vous me direz : Mais alors comment
font-ils pour vivre ! Eh bien, Messieurs,
il y a deux manières de
s'en tirer : la
première, dans les diocèses pauvres, ils
ne vivent pas, ils meurent avant le
temps ! J'ai fait le relevé récemment,
dans mon diocèse, de tous ceux que j'ai
perdus avant l'âge de
trente-cinq ans :
en vingt années, j'en ai perdu trente-trois. J'ai consulté sur ce chiffre des médecins qui m'ont dit que c'était un chiffre exorbitant. Voilà comment ils s'en tirent.Ou bien, ils n'ont pas de domestiques,
ils font leurs cuisine eux-mêmes, ils lavent leur vaisselle, ils balayent leur maison, et ils vivent comme ils peuvent.Voilà , Messieurs, comment ils s'en tirent.Vous me direz ce qui a été dit : Mais
ils n'ont pas que ces 900 francs ; ils ont
des honoraires de
Messes. Eh bien, Messieurs, je vous réponds que dans beaucoup de diocèses, les honoraires de Messes sont extrêmement rares. J'atteste, pour mon diocèse, qui certes n'est pas le plus mauvais de France, — il y en a de moins religieux, —
j'atteste ceci, Messieurs : il y a vingt ans que, tout d'un coup, je réfléchis et je me dis : Mais
ces bons prêtres ont ils des honoraires de Messes, pour les aider à vivre avec leurs 900 francs ?J'ai pris des renseignements ; beaucoup d'entre eux n'en avaient pas, et j'ai dû leur procurer 40,000 honoraires de Messes à partager entre
eux. Je les fais venir de l'Espagne, de Saint-Jacques de Compostelle, des Etats-Unis, du Chili. VoilÃ
comment ils ont des honoraires de Messes ; je suis obligé de leur en procurer. Vous me direz encore : « Mais il y a
beaucoup de paroisses où les conseils municipaux font un supplément au curé. » Cela était autrefois, et n'est plus, à de très rares exceptions
près, je vous l'affirme pour le savoir et souvent avoir négocié avec ces conseils, qui me répondaient : « Nous ne pouvons plus, nos impôts sont trop chers. » Telle est la vérité.« Mais le casuel, » me direz-vous. Eh
bien, ici, vraiment, chez nos adversaires, ce casuel devient une étrange inconséquence. Il n'y a pas de chose qui nous soit plus souvent reprochée que le casuel. Il déshonore votre
caractère, nous dit-on il nuit à la dignité de votre personne et de votre ministère ; l'exiger vous fait le plus grand tort et blesse tout le monde. Il
est-certain, Messieurs, qu'il y en a bien peut-être parmi vous qui, quand il y a un mariage dans leur famille, ou un deuil, disons le mot, un enterrement, ne se plaignent du casuel...Cela est partout. Mais, dans nos campagnes, cela est bien plus sérieux, vous le comprenez. Aussi le casuel est impossible et, quand j'envoie un prêtre dans une paroisse, je lui dis toujours : N'exigez pas de casuel.
Si on vous l'apporte librement, dignement, recevez-le, mais ne l'exigez-pas et ils-ne le demandent point.Mon prédécesseur avait fait, du temps
de l'Assemblée législative, le relevé du
casuel dans nos diocèses ; il
est arrivé aux
mêmes conclusions et pour dire le vrai,
il n'y en à pas, et l'un de vous, Messieurs, me disait précisément hier : Quant au casuel, il est impossible d'en parler ; dans ma
paroisse, il n'y en a pas pour six francs par an, de casuel.Je parle, bien entendu, pour les campagnes, car ce sont elles qui m'intéressent le plus, parce que c'est là que je trouve les nécessités les plus pressantes. Mais cela ne veut pas
dire que les villes ne m'intéressent pas.(Ch. Douniol et Ce, éditeur) Pour terminer ce qui concerne l'évêque
d'Orléans, voici un petit portrait à la plume,
fort bien enlevé, que nous
avons retrouvé dans
un vieux numéro de la Vie Parisienne, sous la
signature R. Nous
remplaçons cette modeste
initiale par le nom de l'auteur, notre ami et
collaborateur Fernand de Rodays, qui
débutait alors avec beaucoup de succès dans le journalisme parisien.PORTRAIT INTIME
Monseigneur est une figure originale
dans l'Eglise. Il est universellement respecté tant par la grandeur de son caractère que par son talent et ses mœurs irréprochables. Sa vie est celle d'un anachorète, entièrement consacrée au travail. Peu d'existences sont aussi laborieuses que la sienne. Il travaille nuit et jour, en mangeant, en se promenant, et même en dormant couché, il fait réveiller son secrétaire pour lui communiquer une idée qui lui est
venue dans une minute d'insomnie. Il est indifférent à toutes les choses de la vie : nul n'est plus mal vêtu, plus mal nourri, plus mal logé. Son
palais archiépiscopal est une fort laide maison, très incommode, dans laquelle il fait exécuter chaque semaine des changements contraires à toutes les règles de l'architecture. Il a la manie du brocantage, et si
les meubles de l'évêché lui appartenaient, il les aurait troqués vingt fois.Sa table ne vaut pas celle du plus pauvre curé de son diocèse, et cependant il y consacre une grosse somme et y reçoit les personnages les plus
considérables. Avec ses convives il est très aimable, cause et discute beaucoup, et oublie qu'il a faim. On
lui enlève son assiette, et il ne s'aperçoit pas qu'il n'a pas mangé. Quelquefois il sort de table à jeun, et
pour un peu on lui ferait croire qu'il a touché à tous les mets. Quand il se promène dans les rues de la ville, il ne supporte pas d'avoir un chapeau ; il met le sien sous son bras gauche et porte sous son bras droit un
parapluie énorme dont ne voudrait pas son portier. Beaucoup le saluent, d'autres sourient : il ne voit
ni les saluts ni les sourires.Sa charité est inépuisable, étonnante :
l'argent lui fond dans les mains. Ses fidèles sont fort riches et lui en donnent beaucoup, mais il n'aurait pas assez du budget de la France Ã
dépenser. Son désintéressement et son abnégation de lui-même sont inouïs il n'a jamais dix francs dans sa poche. Un jour, comme il faisait ses tournées diocésaines dans un fiacre sordide,
de bonnes âmes se sont cotisées pour lui offrir un équipage convenable : il le vendit au bout de deux jours
pour faire quelque aumône. On lui en a racheté un autre il l'a vendu encore, et cela s'est reproduit trois fois de suite. Un autre jour, dans un
hiver rigoureux, il a converti les salons de son évêché en chauffoirs, et ne s'est aperçu de l'excès de sa charité que quand il a vu ses appartements envahis
par tous les repris de justice sans asile du département. Il s'est décidé alors à établir dans sa
cathédrale de grands poêles qui y sont encore, hideux, déparant la majesté de la basilique, et à la chaleur desquels les mendiants
viennent faire leur cuisine. Cette équipée lui a coûté très cher, mais peu lui importe.Personne mieux que Monseigneur ne
connaît les textes saints. Peut-être même
pêche-t-il par l'excès de ce côté-là .
On
l'accuse d'abuser de la compilation et de
faire pâlir son secrétaire dans les recherches. Il est certain que l'abbé***