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LE FIGARO — SUPPLÉMENT DU DIMANCHE 20 OCTOBRE 1878
son secrétaire, maigrit à la peine, et que
sa personnalité s'est complètement ab-
sorbée dans celle de Monseigneur, dont
il prépare tous les travaux. C'est plutôt
un collaborateur qu'un
secrétaire. Il n'a
jamais un moment de repos et ne quitte
son maître qu'à la tribune ; ils errent
partout ensemble : ce sont les deux Juifs
-
Errants de l'Église. L'abbé fait la pou-
dre, fond la balle, charge le pistolet, et
c'est Monseigneua qui tire. Ils composent
les sermons en commun, en voiture ou
en wagon, pressés par le temps, et quand
Monseigneur monte en chaire, il pos-
sède bien son sujet et le traite avec l'élo-
quence que vous savez.
En politique, Monseigneur est resté
l'ancien confesseur du jeune roi. Par ses
liaisons et par ses goûts il
appartient au
meilleur monde du Faubourg. Avant la
guerre il recevait chez lui, à l'évêché,
une fois par
semaine, et ses soirées sont
très courues. Les femmes y vont, beau-
coup par amitié pour le prélat, et aussi
parce que la robe montante n'est pas
obligatoire. Il est beaucoup
moins, hos-
pitalier pour son clergé qui lui en tient
rancune, et avec qui il est en discussions
perpétuelles il traite
très cavalièrement
ses curés et les change de cure par cin-
quante à la fois.
À une certaine époque, il leur avait
défendu, sous les peines les plus sévères,
de s'abonner à l'Univers. Il est
fort entier
et s'entend mal avec ses éditeurs et ses
imprimeurs, qui l'accusent tous d'être
un détestable
client. Il ne comprend rien
à l'art et a refusé de bénir des fontaines
qui représentaient un groupe d'enfants
nus. Dans le musée de sa ville diocé-
saine il y avait une étude de femme nue,
par un peintre célèbre : il a été trouver
le préfet et a
obtenu que le tableau fût
enlevé.
Somme toute, c'est un tempérament
fantasque, mais généreux à l'excès et
souvent passionné. Il est susceptible des
plus magnifiques élans et quelquefois
aussi d'égarements fâcheux son procès
en diffamation contre la
famille d'un de
ses prédécesseurs en est la preuve. A
côté de cela son dévouement est souvent
sans bornes quand les Prussiens ont en-
vahi son diocèse, sa conduite a été au
-
dessus de tout éloge. Mais il ne faut pas
lui demander le calme et la diplomatie
indispensables pour
le premier siège
épiscopal de France. C'est un soldat de
l'Eglise, et le meilleur de tous ce serait
mal le
connaître que de le retirer de son
poste de combat pour lui donner un bâ-
ton de maréchal : saint Augustin n'eût
voulu être évêque ni à Rome ni à Cons-
tantinople.
Fernand de Rodays
.
A PROPOS
DES
AMANTS DE VÉRONE
DUO D'AMOUR
ENTRE
ROMÉO ET JULIETTE
(Extrait de la pièce de Shakespeare traduction de
François-Victor
Hugo).
ROMÉO
Il se rit des plaies, celui qui n'a jamais
reçu de blessures !
(Apercevant Juliette qui
apparaît à une
fenêtre)
ROMÉO
Mais, doucement ! quelle lumière jail-
lit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et
Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle au-
rore, et tue la lune jalouse, qui déjà lan-
guit et pâlit de douleur, parce que toi,
sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle
-
même Ne sois plus sa prêtresse, puis-
qu'elle est jalouse de toi ; sa livrée de
vestale est maladive et blême, et les
folles seules la
portent : rejette-la !
Voilà madame ! Oh ! voilà mon amour !
Oh ! si elle pouvait
le savoir ! Que dit
-
elle ? Rien... Elle se tait... Mais non ; son
regard parle et je veux lui répondre...
Ce
n'est pas à moi qu'elle s'adresse.
Deux des plus belles étoiles du ciel ;
ayant affaire ailleurs, adjurent
ses yeux
de vouloir bien resplendir dans leur
sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent.
Ah ! si les étoiles se substituaient à ses
yeux, en même temps que ses yeux aux
étoiles, le seul éclat de
ses joues ferait
pâlir la clarté des astres, comme le grand
jour une lampe ; et ses yeux, du haut du
ciel, darderaient une telle lumière à tra-
vers les régions aériennes, que les oi-
seaux chanteraient, croyant que la nuit
n'est plus. Voyez comme elle appuie sa
joue sur sa main !
Oh ! que ne suis-je le
gant de cette main ! Je toucherais sa
joue !
JULIETTE
Hélas !
ROMÉO
Elle parle ! Oh ! parle encore, ange res-
plendissant ! Car tu rayonnes dans cette
nuit, au-dessus de ma tête, comme le
messager ailé du ciel,
quand, aux yeux
bouleversés des mortels qui se rejettent
en arrière pour le contempler, il devance
les
nuées paresseuses et vogue sur le
sein des airs !
JULIETTE
Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Ro-
méo ? Renie ton père et abdique ton
nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de
m'aimer, et je ne
serai plus une Ca-
pulet !
ROMÉO, à part
.
Dois-je l'écouter encore ou lui répon-
dre ?
JULIETTE
Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es
pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est
-
ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une
main, ni un pied, ni un bras, ni un vi-
sage, ni rien qui fasse partie d'un
homme. Oh ! sois quelque autre nom !
Qu'y a-t-il dans un
nom ? Ce que nous
appelons une rose embaumerait autant
sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo
ne
s'appellerait plus Roméo, il conser-
verait encore les chères perfections qu'il
possède... Roméo, renonce à ton nom ;
et à la place de ce
nom qui ne fait pas
partie de toi, prends-moi tout entière.
ROMÉO
Je te prends au mot ! Appelle-moi seu-
lement ton amour, et je reçois un nou-
veau baptême désormais je ne suis plus
Roméo.
JULIETTE
Quel homme es-tu, toi, qui ainsi caché
par la nuit, viens te heurter à mon se-
cret ?
ROMÉO
Je ne sais par quel nom t'indiquer qui
je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est
odieux à moi-même, parce qu'il est
pour
toi un ennemi : si je l'avais écrit là , j'en
déchirerais les lettres.
JULIETTE
Mon oreille n'a pas encore aspiré cent
paroles proférées par cette voix, et pour-
tant j'en reconnais le son. N'es-tu pas
Roméo et un Montague ?
ROMÉO
Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu
détestes l'un et l'autre.
JULIETTE
Comment es-tu venu ici, dis-moi ? Et
dans quel but ? Les murs du jardin sont
hauts et difficiles Ã
gravir. Considère qui
tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un
de mes parents te trouve ici.
ROMÉO
J'ai escaladé ces murs sur les ailes lé-
gères de l'amour : car les limites de
pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce
que l'amour peut
faire, l'amour ose le
tenter ; voilà pourquoi tes parents ne
sont pas un obstacle pour moi.
JULIETTE
S'ils te voient, ils te tueront.
ROMÉO
Hélas il y a plus de péril pour moi
dans ton regard que dans vingt de leurs
épées : que ton œil me soit doux
et je
suis à l'épreuve de leur inimitié.
JULIETTE
Je ne voudrais pas pour le monde en-
tier qu'ils te vissent ici.
ROMÉO
J'ai le manteau de la nuit pour me
soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne
m'aimes pas, qu'ils me trouvent
ici !
J'aime mieux ma vie finie par leur haine
que ma mort différée sans ton amour.
JULIETTE
Quel guide as-tu donc eu pour arriver
jusqu'ici ?
ROMÉO
L'amour, qui le premier m'a suggéré
d'y venir : il m'a prêté son esprit et je
lui ai prêté mes yeux. Je ne
suis pas un
pilote ; mais quand tu serais à la même
distance que la vaste plage baignée par
la mer la
plus lointaine, je risquerais la
traversée pour une denrée pareille.
JULIETTE
Tu sais que le masque de la nuit estsur
mon visage ; sans cela tu verrais une vir-
ginale couleur colorer ma joue, quand
je songe aux paroles que tu m'as entendue
dire cette nuit. Ah !
je voudrais rester
dans les convenances, je voudrais, je
voudrais nier ce que j'ai dit... Mais,
adieu les
cérémonies ! M'aimes-tu ? Je
sais que tu vas dire oui, et je te croirai
sur parole. Ne le jure pas tu
pourrais
trahir ton serment les parjures des
amoureux font, dit-on, rire Jupiter...
Oh ! gentil Roméo,
si tu m'aimes, pro-
clame-le loyalement : Et si tu crois que
je me laisse trop vite gagner, je fronce-
rai le sourcil, et je serai cruelle, et je te
dirai non, pour que tu me fasses la cour :
autrement
rien au monde ne m'y déci-
dera... En vérité, beau Montague, je suis
trop éprise, et aussi tu pourrais croire
ma conduite
légère ; mais, crois-moi,
gentilhomme, je me montrerai plus fi-
dèle que celles qui savent, mieux affec-
ter la réserve. J'aurais été plus réservée,
il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas
surpris, Ã mon insu,
l'aveu passionné de
mon amour : pardonne-moi donc, et
n'impute pas à une légèreté d'amour
cette
faiblesse que la nuit noire t'a per-
mis de découvrir.
ROMÉO
Madame, je jure par cette lune sacrée
qui argenté toutes ces cîmes chargées de
fruits !...
JULIETTE
Oh ! ne jure pas par la lune, l'incons-
tante lune dont le disque change chaque
mois, de peur que ton amour ne devienne
aussi variable !
ROMÉO
Par quoi dois-je jurer ?
JULIETTE
Ne jure pas du tout... ou si tu le veux,
jure par ton gracieux être, qui est le dieu
de mon idolâtrie, et je te
croirai.
ROMÉO
Si l'amour profond de mon cœur...
JULIETTE
Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma
joie, je ne puis goûter cette nuit toutes
les joies de notre
rapprochement ; il est
trop brusque, trop imprévu, trop subit,
trop semblable à l'éclair qui a cessé d'ê-
tre avant qu'on ait pu dire il brille !...
Doux ami, bonne nuit ! Puisse le repos,
puisse le
calme délicieux qui est dans
mon sein, arriver à ton cœur !
ROMÉO
Oh! vas-tu donc me laisser si peu sa-
tisfait ?
JULIETTE
Quelle satisfaction peux-tu obtenir
cette nuit ?
ROMÉO
Le solennel échange de ton amour
contre le mien.
JULIETTE
Mon amour ! je te l'ai donné avant que
tu l'aies demandé. Et pourtant je vou-
drais qu'il fût encore à donner.
ROMÉO
Voudrais-tu me le retirer ? Et pour
quelle raison, mon amour ?
JULIETTE
Rien que pour être généreuse et te le
donner encore. Mais je désire un bon-
heur que j'ai déjà  : ma libéralité est aussi
illimitée que la mer, mon amour aussi
profond : plus
je te donne, plus il me
reste, car l'une et l'autre sont infinis.
(On entend la voix de la nourrice
.)
J'entends du bruit dans la maison...
Cher amour, adieu !... J'y vais, bonne
nourrice !... Doux
Montague, sois fidèle.
Attends un moment, je vais revenir.
(Elle se retire de la fenêtre
)
ROMÉO
0 céleste, céleste nuit ! J'ai peur, comme
il fait nuit, que tout ceci ne soit qu'un
rêve, trop délicieusement flatteur pour
être réel.
(Juliette revient)
JULIETTE
Trois mots encore, cher Roméo, et
bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de
ton amour est honorable, si ton
but est
le mariage, fais-moi savoir demain, par
la personne que je ferai parvenir jusqu'Ã
toi, en quel lieu
et à quel moment tu
veux accomplir la cérémonie, et alors je
déposerai à tes pieds toutes mes desti-
nées, et je te suivrai, Monseigneur, jus-
qu'au bout du monde.
LA NOURRICE, derrière le théâtre
.
Madame !
JULIETTE
J'y vais ! tout à l'heure !... Mais si ton
arriére-pensée n'est pas bonne, je te
conjure...
LA NOURRICE, derrière le théâtre
.
Madame !
JULIETTE
A l'instant ! j'y vais !... de cesser tes
instances et de me laisser à ma douleur...
J'enverrai
demain.
ROMÉO
Par le salut de mon âme.
JULIETTE
Mille fois bonne nuit !
(Elle quitte la fenêtre.)
ROMÉO
La nuit ne peut qu'empirer mille fois,
dès que ta lumière lui manque.
(Se retirant à pas lents.)
L'amour court vers l'amour comme
l'écolier hors de la classe ; mais il s'en
éloigne avec l'air accablé de
l'enfant qui
rentre à l'école.
(Juliette reparaît à la fenêtre.)
Stt ! Roméo ! stt ! Oh ! que n'ai-je la
voix du fauconnier pour reclamer mon
noble
tiercelet ! Mais la captivité est en-
rouée et ne peut parler haut sans quoi
j'ébranlerais la caverne où Echo dort, et
sa voix aérienne serait
bientôt plus en-
rouée que la mienne, tant je lui ferais
répéter le nom de mon Roméo !
ROMÉO, revenant sur ses pas
.
C'est mon âme qui me rappelle par
mon nom ! Quels sons argentins a dans
la nuit la voix de la
bien-aimée ! Quelle
suave musique pour l'oreille attentive !
JULIETTE
ROMÉO !
ROMÉO
Ma...
LA NOURRICE, derrière le théâtre
.
Madame !
JULIETTE
A quelle heure demain, enverrai-je
vers toi ?
ROMÉO
A neuf heures.
JULIETTE
Je n'y manquerai pas : il y a vingt ans
d'ici là . J'ai oublié pourquoi je t'ai rap-
pelé.
ROMÉO
Laisse-moi rester ici jusqu'Ã ce que tu
t'en, souviennes.
JULIETTE
Je l'oublierai pour que tu restes là , tou-
jours, me rappelant seulement combien
j'aime ta, compagnie.
ROMÉO
Et je resterai là pour que tu l'oublies
toujours, oubliant moi-même que ma de-
meure est ailleurs.
JULIETTE
Il est presque jour. Je voudrais que tu
fusses parti, mais sans t'éloigner plus
que l'oiseau familier d'une
joueuse en-
fant : elle le laisse voleter un peu hors
de sa main, pauvre prisonnier embar-
rassé de liens, et vite elle le ramène en
tirant le fil de soie, tant elle est tendre-
ment jalouse de sa liberté !
ROMÉO
Je voudrais être ton oiseau !
JULIETTE
Ami, je le voudrais aussi ; mais je te
tuerais à force de caresses. Bonne nuit !
bonne nuit ! Si
douce est la tristesse de
nos adieux que je te dirais : bonne nuit !
jusqu'Ã ce qu'il soit
jour !
(Elle se retire.)
ROMÉO,seul
Que le sommeil se fixe sur tes yeux et
la paix dans ton cœur ! je voudrais être
le sommeil et la paix pour
reposer si dé-
licieusement ! Je vais de ce pas à la cel-
lule de mon père spirituel pour implo-
rer son aide et lui conter mon bonheur.
(Il sort.)
Shakespeare
.
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DE
ROMÉO ET JULIETTE
A LONDRES EN 1593
On jouait ce soir-là la première repré-
sentation de Roméo et Juliette.
Le théâtre de Blackfriars avait déployé
tout le luxe de ses grossiers décors, et
s'était garni à profusion de
torches de
cire jaune qui répandaient plus de fu-
mée encore que de lumière ; il y avait
foule au parterre et,aux loges ; c'est-Ã
-
dire aux estrades rangées en cintre, qui
formaient à la fois loges et galeries. L'ac-
teur aimé du peuple, l'auteur qui avait
déjà donné Titus, Andronicus, la trilogie
de
Henri IV, les Peines d'amour perdues,
le Songe d'une nuit d'été, allait paraître
sur la scène avec un
ouvrage de plus
vaste dimension, de plus haute portée,
qui devait enfin imposer silence à ses
détracteurs,
et le placer à un rang où
nul écrivain dramatique n'était encore
parvenu. Un point, de la salle ressortait
vivement dans l'enceinte chargée de
lourdes vapeurs, c'était l'estrade voisine
du théâtre où allait venir
s'asseoir la
reine et qui était déjà occupée par les
seigneurs et les dames de la cour ; les
dorures
et les pierreries de ces illustres
spectateurs jetaient plus de feux dans la
salle que les troubles flambeaux.
On entendait ce haut murmure, causé
par l'attente, par l'impatience, cette ru-
meur de l'esprit qui s'éveille pour saisir
l'œuvre qu'on va lui jeter, ce bruisse-
ment de toutes les émotions qui s'agi-
tent dans la salle au moment d'un lever
du rideau.
Rien n'avait transpiré dans le .public
de l'arrestation récente de Shakespeare.
Les partisans de l'ancienne école
dramatique, les seigneurs ennemis
du poète populaire, étaient tous armés
en guerre, et prêts à se servir de leurs
huées et de leurs sifflets pour ter-
rasser la pièce nouvelle. Le peuple du
parterre ne faisait aucun projet, mais
plein de confiance dans les
forces de son
auteur favori, assuré d'avance du triom-
phe du Cher Will, il s'apprêtait seule-
ment à en jouir. Soldats, matelot, arti-
sans, jeunes hommes de la ville en
attendant le commencement du specta-
cle, fumaient leur pipe, jouaient aux
cartes, et tenaient de gais propos arrosés
d'ale et de
brandevin ; mais ils allaient
tout oublier quand la pièce viendrait se
dérouler devant eux ; ils
sauraient com-
prendre et sentir ses beautés. Le peuple,
rude amant de la vraie poésie, avait de
saintes ardeurs pour elle
au théâtre où
il écoutait les drames de Shakespeare,
comme sur le navire où il chantait un
hymne à la
Vierge, et dans le repos des
champs où il regardait s'épanouir la fleu-
rette du matin.
Dans un coin obscur du parterre, re-
tranché derrière un des piliers qui, sou-
tenaient les tribunes, était un homme
tourmenté d'une attente sombre et
anxieuse. Ce n'était pas un
détracteur
vulgaire qui méconnaissait le génie de
Shakespeare, c'était un rival qui le sentait
trop
bien ; c'était un véritable poète qui
portait en lui le sentiment de la perfec-
tion sans avoir jamais pu y atteindre, et
qui, la trouvant parfois dans les œuvres
du jeune auteur qui
venait après lui, se
disait avec désespoir « Oh ! pourquoi
n'ai-je pas fait cela » C'était Marlow
en-
fin, combattu entre son admiration d'ar-
tiste pour le beau et sa rage d'auteur
vaincu, et se consumant lentement dans
ces amères angoisses.
La reine parut et le spectacle com-
mença.
Dès les premiers actes, un intérêt puis-
sant captiva l'assemblée ; pendant un
moment, il n'y eut plus de faction ni
pour ni contre
l'auteur ; on l'avait ou-
blié on voulait savoir comment, au mi-
lieu des discordes et des tempêtes que
soulevaient les haines de leurs familles,
ces deux jeunes amants, si
beaux et si
faibles, pourraient mener la barque de
leur bonheur.
C'était Arielle qui remplissait le rôle
de Juliette. Au moment du malheur qui
l'avait frappée, elle était restée
long-
temps anéantie et repoussant avec hor-
reur l'idée de paraître le soir en public.
Mais tout-à -coup, elle avait changé de
résolution elle savait
que la reine as-
sisterait au spectacle, et pensait que si
la pièce, pouvait avoir le bonheur d'in-
téresser la souveraine, elle irait se jeter
à ses pieds pour lui demander la déli-
vrance de l'auteur. Elle voulait donc
contribuer de toutes ses forces au succès
de la représentation.
D'ailleurs, il lui
semblait que c'était trahir son amant que
d'abandonner son œuvre pour se livrer
à une
lâche douleur, et elle sentait que,
dans son désespoir même, elle trouve-
rait un ressort pour s'élancer plus loin
dans les inspirations dramatiques.
Parmi ces fêtes théâtrales, faites pour
réveiller les facultés que la monotonie
de l'existence laisse dormir et
satisfaire
le besoin qu'éprouve toute âme de s'éle-
ver par instant, aucune ne fut aussi belle
et n'atteignit mieux son but que la re-
présentation de Roméo et Juliette. Par-
tout se faisait sentir la magie de l'art,
partout courait ce fluide sympathique
dans lequel le rire appelle
le rire, les
larmes appellent les larmes.
Cependant, vers la fin du spectacle, la
malveillance réveillée tout-à -coup par la
pensée du triomphe qui se
préparait
pour l'auteur, songea à le lui disputer,
et commença à se servir de ses armes.
On entendit le
bruit aigre des sifflets,
bruit symbolique, car il semble le siffle-
ment des serpents qui va se tordre dans
le sein de l'auteur malheureux, et lui
porte son dard au cœur.
Mais la reine Elisabeth savait appré-
cier la beauté en toutes choses ; cette
beauté qui se compose d'harmonie et de
grandeur, est la même
dans la construc-
tion d'un drame et dans l'édifice d'une
royauté florissante, et celle qui savait si
bien régner savait
aussi admirer Shakes-
peare.Profondément touchée de l'œuvre
qu'elle voyait représenter, elle tourna
un regard mécontent du côté
d'où venait
l'opposition, et le froncement de ce sour-
cil royal obtint subitement ce que n'au-
raient pu imposer le bon goût et la loyauté,
les sifflets se turent à l'instant pour ne
plus se faire
entendre.
Le cinquième acte, mélancolique, pas-
sionné et sublime, marcha au milieu
d'un religieux recueillement ; les cœurs
battaient à l'unisson,
les yeux étaient
mouillés des mêmes larmes ; toutes les
âmes, arrachées à leur sphère isolée,
goûtaient ce plaisir de vivre toutes ensem-
ble de la même vie qui fait des représen-
tations scéniques une vaste commu-
nion.
Enfin, à la tombée du rideau, l'enthou-
siasme comprimé éclate à grand bruit ;
des salves d'applaudissements s'élèvent
de toutes parts ;
les mains battent sans
relâche, les pieds trépignent, un mur-
mure da voix émues se mêle à tout
cela la rumeur éclate au parterre, court
dans les galeries, monte
jusqu'aux com-
bles, et semble ébranler la voûte.
Quand l'admiration s'est exhalée,
quand le trop plein des âmes a coulé Ã
longs flots, quelques voix, dominant les
autres, demandent l'auteur. On veut le
voir, lui rendre grâce c'est une ardente
sympathie pour lui qui
surgit de partout ;
cette foule immense s'est élevée à la hau-
teur d'une nation qui s'admire dans un
de ses enfants. On demande l'auteur...
Mais rien ne répond sur la scène... On
appelle de nouveau, on attend, on se
tait, on regarde, on écoute. Mais le
ri-
deau immobile ne semble entendre au-
cune voix. L'impatience trompée redou-
ble des cris plus forts et plus nombreux
s'élèvent de tous côtés.
Dans un moment où le public suspend
passagèrement ses clameurs, on entend
venir d'un angle noir, enfoncé sous un
pilier, une voix sourde, isolée, et qui ce-
pendant semble avoir plus de force et
de puissance que toutes les autres en-
semble ; cette voix s'écrie, comme s'ar-
rachant de la poitrine après de longs
combats :
— Eh bien !...oui... l'auteur !
C'était Marlow qui enfin se sentant
vaincu, pliait devant ce chef-d'œuvre, et
après une lutte terrible entre son
orgueil
et sa conscience, entre le sentiment qui
admirait en lui, et le sentiment qui en-
viait, avouait la supériorité de Shakes-
peare, et recevait le coup mortel dont il
expirait peu d'heures après.
A cette voix solennelle, un nouvel élan
électrique est donné à toute la salle qui
se lève en
masse ; les hommes agitant
leurs mouchoirs, les femmes arrachant
leurs bouquets de leurs ceintures, leurs
couronnes de leurs cheveux, pour les
lancer aux pieds du poète. C'est l'ardeur
et l'élan passionné de
l'amour qui se fait
alors sentir. Tous ont besoin de voir
Shakespeare, de lui dire par leurs bravos
qu'il
est grand, qu'il est sublime, qu'il
est poète, qu'il a bien mérité de la pa-
trie, et surtout qu'il est aimé ! Ce mot
divin qui se dit de toutes manières, qui
s'exprime autant par un élan universel
et retentissant, que par un regard silen-
cieux !
Mais toujours sur la scène, même so-
litude.
Les clameurs redoublent, et l'enthou-
siasme menace de devenir tumulte.
Alors le directeur du théâtre, frémissant
de l'agitation qui ose ainsi se
manifester
devant la reine, s'avance timidement et
d'une voix mal assurée, prononce le nom
de William
Shakespeare. Mais, comme en
ce temps, c'était l'auteur en personne
qu'on avait coutume de voir paraître, le
mécontentement du public se manifeste
hautement, et sans la présence de la sou-
veraine, des bouteilles vides, des pipes
et d'autres projectiles seraient allés ba-
layer le malheureux directeur de la place
où on voulait voir Shakespeare.
Les murmures violents forcent
John-
son d'excuser sa présence, et, d'un ac-
cent plus tremblant encore, il dit que
par mesure de justice, l'auteur de la
pièce représentée a été arrêté
le matin
et conduit à la Tour de Londres ; puis il
se retire de la scène.
Le mystère qui entoure cette arresta-
tion, la rend plus frappante. La stupeur,
l'indignation sont répandues dans l'en-
ceinte. Toutes les voix réunies en une
seule exhalent un long cri de douleur,
un mugissement de
vengeance.
Par une persistance aveugle, mais
naturelle en ce moment le par-
terre, les loges restent dans le même
état ; les femmes tiennent toujours les
couronnes qu'elles
veulent jeter au poète,
et comme si cet amour ardent, unanime,
pouvait forcer les portes de la prison,
des
cris exhalés du fond des âmes con-
tinuent à demander l'auteur !
Dans une rue étroite, passant derrière
le théâtre, et sur lesquelles ouvraient
les portes dérobées du bâtiment,
venait
en ce moment Shakspère, portant en-
core les chaînes qu'on lui avait mises,
et entouré de ses gardes.Il avait attendu
jusqu'Ã cette heure dans
la salle de dé-
tention du Palais de justice, que les for-
malités relatives à son arrestation fus-
sent remplies, et il se dirigeait mainte-
nant vers la Tour de Londres.
Il passe devant un lieu bien connu Ã
ses pas.
Les portes latérales qui servent d'en-
trée aux acteurs sont ouvertes. Les vio-
lentes acclamations de la foule retentis-
sent jusqu'en cet endroit.
Shakespeare s'arrête, il entend, il recon-
naît la voix du peuple, de son peuple
aimé qui l'appelle... le poète s'éveille et
tressaille !...
Cette situation est si frap-
pante, que les gardes eux-mêmes s'ar-
rêtent immobiles. Les cris redoublent, une
force irrésistible entraîne Shakespeare ;
il renverse les
deux soldats qui s'oppo-
sent à son passage, prend l'entrée ou-
verte devant lui, et se précipite sur la
scène.
Les douleurs, les longues angoisses
ont dévoré le sang de ses veines ; il est
pâle comme un mort ; aux
derniers pas
qu'il fait vers la rampe, l'émotion brise
son corps, les chaînes qui les unissent
entravent
ses pieds, il tombe à demi age-
nouillé, appuyant une de ses mains en-
chaînées sur la terre, et étendant l'autre
vers la foule en signe d'actions de grâ-
ces.
Les deux soldats qui se sont élancés
sur ses traces, frappés de crainte à la
vue de cette salle imposante,
s'arrêtent
de chaque côté du captif et achèvent cet
imposant tableau.
A cette apparition inattendue que la
majestueuse beauté de Shakespeare rend
plus frappante encore, Ã
l'aspect de l'ar-
tiste idolâtre que les acclamations du
peuple semblent avoir évoqué du fond
de la prison, les transports de
la foule
sont au comble, les bouquets, les cou-
ronnes tombent à flots autour du poète
pâle et enchaîné, qui semble venir expi-
rer sur les fleurs de sa gloire. Il y a un
moment de saisissement et de silence
palpitant. La reine, saisie
de l'émotion
universelle, oublie un instant sa gran-
deur, et cédant à un simple mouvement
de femme, détache une rose rouge de
son corsage, la lance sur la
scène, et la
rose légère va voler aux pieds de Shakes-
peare.
En ce moment, le rideau se baisse.
Des deux côtés de la toile, il se fait
alors un mouvement tumultueux. Sur le
théâtre, maintenant à peine éclairé
par
les lanternes qui circulent parmi le ma-
tériel confus de la scène, les comédiens
s'élancent avec transport autour de leur
camarade, le pressent
dans leurs bras, et
en une minute, ont détaché, brisé et dis-
persé ses chaînes. En même temps, le
détachement qui conduisait le prison-
nier est entré dans l'enceinte ; les sol-
dats, arme au bras, s'emparent de Shakes-
peare, et rompant en visière à toute gloire
et à tout épanchement de cœur, veulent
emmener leur prisonnier.
Les artistes
sont loin de l'abandonner sans résis-
tance ; ils lui font un rempart de leurs
bras agiles, qui savent repousser avec
adresse et frapper
avec force. Une lutte
s'engage ; les coups de poing volent, les
armes se croisent, au milieu des décors
qui s'ébranlent, des tentures, des plan-
ches, des quinquets, des échelles, des
cordages qui se détachent et tourbillon-
nent dans l'espace. Puis les assaillants,
les défenseurs, les amis du prisonnier et
ses gardes, roulent
tous ensemble et
pêle-mêle dans la rue.
Cependant le public de la salle s'était
écoulé rapidement. La reine, revenant Ã
l'instant à ses habitudes de
domination,
avait ordonné à l'un de ses officiers de
lui remettre le lendemain l'accusation
portée contre
le comédien Shakespeare,
disant qu'elle jugerait cette affaire, et
s'était retirée. Mais la justice populaire
va plus vite que celle d'aucun tribunal.
Le peuple du parterre était arrivé en
foule vers la porte par
laquelle allait sor-
tir Shakespeare.
Là , bientôt le tumulte augmente et la
contestation prend l'aspect d'une vio-
lente émeute. La compagnie d'arbalé-
triers qui était de garde dans l'enceinte
du théâtre est venue renforcer le piquet
des hommes d'armes qui
emmenait le
prisonnier ; le peuple se montre déter-
miné à soutenir les comédiens défen-
seurs de Shakespeare. Au milieu de ces
deux troupes, le détenu est placé entre
deux officiers du poste, qui ne cessent
pas d'avoir la main sur
lui, mais ne peu-
vent l'emmener à cause de l'intensité de
la foule.
Les bravades, les paroles de défi je-
tées par les récalcitrans à la force armée,
les sommations de se rendre que celle
-
ci profère d'une voix de tonnerre com-
mencent les hostilités. Les réverbères de
la rue, les lumières des maisons voisi-
nes que les curieux tiennent aux fenê-
tres, les flambeaux de la salle apportés
par quelques spectateurs, éclairent con-
fusément la scène.
Cependant un matelot, avec un éner-
gique jurement, envoie sa pipe à la tête
d'un soldat ; celui-ci y répond par un
coup de sabre et la
lutte s'engage d'une
manière meurtrière. Les bâtons sifflent,
les pierres volent, les lances frappent
d'estoc et de taille.
Le choc est violent, tumultueux, et
mêle ensemble les combattants qui, pres-
sés sur un étroit espace, se heurtent, se
frappent, se renversent, et montent les
uns sur les autres pour
se frapper encore.
En même temps, les menaces, les voci-
férations, les jurements ne cessent de
retentir, comme une musique militaire
qui anime les combattants à la
bataille.
Les acteurs sont toujours au premier,
rang : une ardeur indomptable les anime ;
ils ont
encore leurs habits de comédie,
ils ont pris à la hâte les lances, les sa-
bres, les armes rouillées de la scène...
Mais leur courage n'est pas de théâtre ;
de toutes parts
atteints, déchirés, ensan-
glantés par le fer des soldats, ils savent
recevoir leurs coups bravement et y ré-
pondre de même.
Bientôt les projectiles manquent aux
émeutiers, et ils lancent contre leurs en-
nemis les torches enflammées qu'ils
tiennent à la main et les débris des lan-
ternes de la rue brisées de tous côtés.
Les officiers du détachement, jugeant
que l'obscurité va augmenter
le désor-
dre et leur donner un immense désa-
vantage, ordonnent de redoubler la
charge et de tirer à brûle-point. Le peu-
ple entièrement désarmé plie déjà , et va
succomber sous la force militaire.
En ce moment, un jeune cavalier, que
la difficulté de traverser à cheval une
foule aussi compacte, a tenu
jusque-lÃ
en arrière de la scène, voit que la force
armée va enfin se rendre maîtresse du,
prisonnier ; surmontant tout obstacle, il,
se précipite au milieu du tumulte, en
passant par-dessus
les corps renversés ;
il arrive en face des officiers des troupes
qui servaient de garde à Shakespeare, et
s'écrie :
— Bas les armes ! capitaines.
— Que le peuple se rende !
— Délivrez le prisonnier.
— Au nom de qui ?
— Au nom de la reine.
— Nous avons l'ordre d'arrestation du
prévôt ; où est celui de la reine ?
— Le voici, dit Henri de Southampton,
en montrant la rose rouge qu'Elisabeth
a jetée à l'auteur de Roméo et
Juliette.
Vous avez vu cette fleur au corsage de la
reine, elle l'a offerte en hommage, au
poète qui venait
de la charmer par ses
accents ; craignez tout de sa Majesté si
vous osez contrevenir à ses intentions et
traiter en criminel celui qu'elle, vient
d'honorer comme un grand homme !
L'officier du poste, placé pendant la
représentation dans l'intérieur de la salle
avait vu en effet le mouvement
d'enthou-
siasme de la reine et la faveur insigne
qu'elle avait faite à l'auteur. Après s'être
consulté quelques
minutes, jugeant que
cette grâce tacite de la souveraine devait
primer sur une autorité secondaire, et
qu'il valait mieux désobéir ouvertement
au magistrat civil que déplaire le plus
légèrement du monde à la
despote Eli-
sabeth, il remit son prisonnier au jeune,
comte de Southampton, et ordonna à sa
troupe de se retirer.
Des cris de joie fendirent l'air de tou-
tes parts ; les camarades de Shakespeare,
le peuple en armes, tous ceux qui ve-
naient dans cette soirée d'applaudir le
poète et de se battre pour lui, faisaient
éclater de toutes
manières le plaisir de
leur victoire.
On emmena en triomphe Shakespeare
et son noble ami, et on se porta à la ta-
verne de la Sirène qui était ouverte non
loin du théâtre de Blackfriars. Les ac-
teurs y entrèrent ainsi que toute la foule
qui put tenir dans l'enceinte, et on but
largement au gain de la
bataille.
Dans cette taverne, la plus célèbre du
temps, se réunissaient souvent les gen-
tilshommes, les jeunes seigneurs de la
cour. Un grand nombre d'entre eux y
étaient venus ce soir-là à la
sortie du
spectacle, et attendaient l'issue du com-
bat engagé.
Comme il y a toujours dans la jeunesse
quelque chose de généreux et qui s'in-
téresse dans une lutte à la partie la plus
faible, les gentilhommes ne furent point
trop fâchés de voir que
Shakespeare eût
remporté la victoire, quoique ce fût en
quelque sorte contre eux, puisqu'elle ve-
nait de le soustraire à la punition qu'ils
avaient prétendu lui infliger. Bientôt les
tables se
rapprochèrent ; amis et enne-
mis burent ensemble.
Cette soirée aux luttes sanglantes eut
à peu près l'effet d'un duel qui, après
avoir fait épancher la haine,
réunit les
parties adverses, quelle que soit l'issue
du combat. Ce fut à dater de ce moment
que l'animosité
des nobles d'Angleterre
contre l'écrivain populaire s'affaiblit,
pour aller bientôt se perdre dans l'admi-
ration universelle.
Clémence Robert.
(Extrait de : William Shakespeare
.)
LE VIEUX CHIEN
.....Notre voiture roulait sur la route
de Dieppe ma sœur se trouvant fati-
guée, s'était appuyée sur moi, et les
grosses boucles de ses cheveux bruns,
soulevées par le vent du matin,
venaient
caresser mon front.
Bientôt, une vapeur lumineuse, éclai-
rant l'horizon, annonça le retour de l'au-
rore, les sommités des montagnes se co-
lorèrent d'une teinte pourpre, et les
rayons dorés du soleil de mai dissipè-
rent le brouillard, qui étendait encore
son voile léger sur la plaine.
J'assistais au réveil de la nature, j'étais
plongé dans je ne sais quelle vague
extase, mon âme nageait dans la
joie ;
je ne savais comment exprimer cette plé-
nitude de félicité, cet épanouissement du
cœur qui dispose aux sensations les plus
douces, aux actions les
plus touchantes.
Notre voiture s'arrêta pour relayer : il
fallut attendre, tous les chevaux étaient
pris.
Un vieux pauvre et son chien s'appro-
chèrent, levèrent la tête d'un air sup-
pliant et inquiet, tendant l'un son cha-
peau, et l'autre sa tasse de fer-blanc.
Ma sœur me prévint, car mettant d…