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Cote : g226_5_f_232__v_do__ | ID_folio : 2674 | ID_Transcription : 3307 | ID_Image : 8021
162LE FIGARO — SUPPLÉMENT DU DIMANCHE 20 OCTOBRE 1878
son secrétaire, maigrit à la peine, et que sa personnalité s'est complètement absorbée dans celle de Monseigneur, dont il prépare tous les travaux. C'est plutôt un collaborateur qu'un secrétaire. Il n'a jamais un moment de repos et ne quitte son maître qu'à la tribune ; ils errent partout ensemble : ce sont les deux Juifs-Errants de l'Église. L'abbé fait la poudre, fond la balle, charge le pistolet, et c'est MonseigneuaMonseigneur qui tire. Ils composent les sermons en commun, en voiture ou en wagon, pressés par le temps, et quand Monseigneur monte en chaire, il possède bien son sujet et le traite avec l'éloquence que vous savez.En politique, Monseigneur est resté l'ancien confesseur du jeune roi. Par ses liaisons et par ses goûts il appartient au meilleur monde du Faubourg. Avant la guerre il recevait chez lui, à l'évêché, une fois par semaine, et ses soirées sont très courues. Les femmes y vont, beaucoup par amitié pour le prélat, et aussi parce que la robe montante n'est pas obligatoire. Il est beaucoup moins, hospitalier pour son clergé qui lui en tient rancune, et avec qui il est en discussions perpétuelles il traite très cavalièrement ses curés et les change de cure par cinquante à la fois.À une certaine époque, il leur avait défendu, sous les peines les plus sévères, de s'abonner à l'Univers. Il est fort entier et s'entend mal avec ses éditeurs et ses imprimeurs, qui l'accusent tous d'être un détestable client. Il ne comprend rien à l'art et a refusé de bénir des fontaines qui représentaient un groupe d'enfants nus. Dans le musée de sa ville diocésaine il y avait une étude de femme nue, par un peintre célèbre : il a été trouver le préfet et a obtenu que le tableau fût enlevé.Somme toute, c'est un tempérament fantasque, mais généreux à l'excès et souvent passionné. Il est susceptible des plus magnifiques élans et quelquefois aussi d'égarements fâcheux son procès en diffamation contre la famille d'un de ses prédécesseurs en est la preuve. AÀ côté de cela son dévouement est souvent sans bornes quand les Prussiens ont envahi son diocèse, sa conduite a été au-dessus de tout éloge. Mais il ne faut pas lui demander le calme et la diplomatie indispensables pour le premier siège épiscopal de France. C'est un soldat de l'Eglise, et le meilleur de tous ce serait mal le connaître que de le retirer de son poste de combat pour lui donner un bâton de maréchal : saint Augustin n'eût voulu être évêque ni à Rome ni à Constantinople. Fernand de Rodays
A PROPOS
DES
AMANTS DE VÉRONE
DUO D'AMOUR
ENTRE
ROMÉO ET JULIETTE
(Extrait de la pièce de Shakespeare traduction de François-Victor Hugo)

ROMÉOIl se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de blessures !
(Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre)
ROMÉOMais, doucement ! quelle lumière jaillit par cette fenêtre ? Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur, parce que toi, sa prêtresse, tu es plus belle qu'elle-même Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la portent : rejette-la ! Voilà madame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle pouvait le savoir ! Que dit-elle ? Rien... Elle se tait... Mais non ; son regard parle et je veux lui répondre... Ce n'est pas à moi qu'elle s'adresse. Deux des plus belles étoiles du ciel ; ayant affaire ailleurs, adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce qu'elles reviennent.Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme le grand jour une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient, croyant que la nuit n'est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !JULIETTE Hélas ! ROMÉOElle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant ! Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en arrière pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le sein des airs ! JULIETTE Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m'aimer, et je ne serai plus une Capulet ! ROMÉO, à partDois-je l'écouter encore ou lui répondre ? JULIETTETon nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme. Oh ! sois quelque autre nom ! Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède... Roméo, renonce à ton nom ; et à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.ROMÉOJe te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême désormais je ne suis plus Roméo.JULIETTEQuel homme es-tu, toi, qui ainsi caché par la nuit, viens te heurter à mon secret ?ROMÉOJe ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres. JULIETTEMon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j'en reconnais le son. N'es-tu pas Roméo et un Montague ? ROMÉONi l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.JULIETTEComment es-tu venu ici, dis-moi ? Et dans quel but ? Les murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.ROMÉOJ'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire, l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle pour moi. JULIETTE S'ils te voient, ils te tueront.ROMÉOHélas il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans vingt de leurs épées : que ton œil me soit doux et je suis à l'épreuve de leur inimitié.JULIETTEJe ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vissent ici. ROMÉOJ'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue. D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.JULIETTEQuel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici ? ROMÉOL'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais quand tu serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.JULIETTETu sais que le masque de la nuit estsur mon visage ; sans cela tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les convenances, je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit... Mais, adieu les cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur parole. Ne le jure pas tu pourrais trahir ton serment les parjures des amoureux font, dit-on, rire Jupiter... Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes, proclame-le loyalement : Et si tu crois que je me laisse trop vite gagner, je froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me fasses la cour : autrement rien au monde ne m'y décidera... En vérité, beau Montague, je suis trop éprise, et aussi tu pourrais croire ma conduite légère ; mais, crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que celles qui savent, mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, l'aveu passionné de mon amour : pardonne-moi donc, et n'impute pas à une légèreté d'amour cette faiblesse que la nuit noire t'a permis de découvrir.ROMÉOMadame, je jure par cette lune sacrée qui argenté toutes ces cîmes chargées de fruits !...JULIETTEOh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !ROMÉOPar quoi dois-je jurer ?JULIETTENe jure pas du tout... ou si tu le veux, jure par ton gracieux être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.ROMÉOSi l'amour profond de mon cœur...JULIETTEAh ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l'éclair qui a cessé d'être avant qu'on ait pu dire il brille !... Doux ami, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton cœur !ROMÉOOh! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ? JULIETTEQuelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?ROMÉOLe solennel échange de ton amour contre le mien.JULIETTEMon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et pourtant je voudrais qu'il fût encore à donner.ROMÉOVoudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?JULIETTERien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer, mon amour aussi profond : plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis. (On entend la voix de la nourrice)J'entends du bruit dans la maison... Cher amour, adieu !... J'y vais, bonne nourrice !... Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir.(Elle se retire de la fenêtre.)ROMÉO0 céleste, céleste nuit ! J'ai peur, comme il fait nuit, que tout ceci ne soit qu'un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.(Juliette revient)JULIETTETrois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, Monseigneur, jusqu'au bout du monde.LA NOURRICE, derrière le théâtreMadame !JULIETTEJ'y vais ! tout à l'heure !... Mais si ton arriére-pensée n'est pas bonne, je te conjure...LA NOURRICE, derrière le théâtreMadame !JULIETTEA l'instant ! j'y vais !... de cesser tes instances et de me laisser à ma douleur... J'enverrai demain.ROMÉOPar le salut de mon âme.JULIETTEMille fois bonne nuit !(Elle quitte la fenêtre)ROMÉOLa nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lumière lui manque.(Se retirant à pas lents)L'amour court vers l'amour comme l'écolier hors de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de l'enfant qui rentre à l'école.(Juliette reparaît à la fenêtre)Stt ! Roméo ! stt ! Oh ! que n'ai-je la voix du fauconnier pour reclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut parler haut sans quoi j'ébranlerais la caverne où Echo dort, et sa voix aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter le nom de mon Roméo !ROMÉO, revenant sur ses pasC'est mon âme qui me rappelle par mon nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle suave musique pour l'oreille attentive !JULIETTEROMÉO !ROMÉOMa...LA NOURRICE, derrière le théâtreMadame !JULIETTEAÀ quelle heure demain, enverrai-je vers toi ?ROMÉOAÀ neuf heures.JULIETTEJe n'y manquerai pas : il y a vingt ans d'ici là. J'ai oublié pourquoi je t'ai rappelé.ROMÉOLaisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en, souviennes. JULIETTEJe l'oublierai pour que tu restes là, toujours, me rappelant seulement combien j'aime ta, compagnie.ROMÉOEt je resterai là pour que tu l'oublies toujours, oubliant moi-même que ma demeure est ailleurs.JULIETTEIl est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de sa liberté !ROMÉOJe voudrais être ton oiseau !JULIETTEAmi, je le voudrais aussi ; mais je te tuerais à force de caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux que je te dirais : bonne nuit ! jusqu'à ce qu'il soit jour !(Elle se retire)ROMÉO,seulQue le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton cœur ! je voudrais être le sommeil et la paix pour reposer si délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel pour implorer son aide et lui conter mon bonheur.(Il sort)
Shakespeare
LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DE
ROMÉO ET JULIETTE
AÀ LONDRES EN 1593

On jouait ce soir-là la première représentation de Roméo et Juliette.Le théâtre de Blackfriars avait déployé tout le luxe de ses grossiers décors, et s'était garni à profusion de torches de cire jaune qui répandaient plus de fumée encore que de lumière ; il y avait foule au parterre et,aux loges ; c'est-à-dire aux estrades rangées en cintre, qui formaient à la fois loges et galeries. L'acteur aimé du peuple, l'auteur qui avait déjà donné Titus, Andronicus, la trilogie de Henri IV, les Peines d'amour perdues, le Songe d'une nuit d'été, allait paraître sur la scène avec un ouvrage de plus vaste dimension, de plus haute portée, qui devait enfin imposer silence à ses détracteurs, et le placer à un rang où nul écrivain dramatique n'était encore parvenu. Un point, de la salle ressortait vivement dans l'enceinte chargée de lourdes vapeurs, c'était l'estrade voisine du théâtre où allait venir s'asseoir la reine et qui était déjà occupée par les seigneurs et les dames de la cour ; les dorures et les pierreries de ces illustres spectateurs jetaient plus de feux dans la salle que les troubles flambeaux.On entendait ce haut murmure, causé par l'attente, par l'impatience, cette rumeur de l'esprit qui s'éveille pour saisir l'œuvre qu'on va lui jeter, ce bruissement de toutes les émotions qui s'agitent dans la salle au moment d'un lever du rideau.Rien n'avait transpiré dans le .public de l'arrestation récente de Shakespeare.Les partisans de l'ancienne école dramatique, les seigneurs ennemis du poète populaire, étaient tous armés en guerre, et prêts à se servir de leurs huées et de leurs sifflets pour terrasser la pièce nouvelle. Le peuple du parterre ne faisait aucun projet, mais plein de confiance dans les forces de son auteur favori, assuré d'avance du triomphe du Cher Will, il s'apprêtait seulement à en jouir. Soldats, matelot, artisans, jeunes hommes de la ville en attendant le commencement du spectacle, fumaient leur pipe, jouaient aux cartes, et tenaient de gais propos arrosés d'ale et de brandevin ; mais ils allaient tout oublier quand la pièce viendrait se dérouler devant eux ; ils sauraient comprendre et sentir ses beautés. Le peuple, rude amant de la vraie poésie, avait de saintes ardeurs pour elle au théâtre où il écoutait les drames de Shakespeare, comme sur le navire où il chantait un hymne à la Vierge, et dans le repos des champs où il regardait s'épanouir la fleurette du matin.Dans un coin obscur du parterre, retranché derrière un des piliers qui, soutenaient les tribunes, était un homme tourmenté d'une attente sombre et anxieuse. Ce n'était pas un détracteur vulgaire qui méconnaissait le génie de Shakespeare, c'était un rival qui le sentait trop bien ; c'était un véritable poète qui portait en lui le sentiment de la perfection sans avoir jamais pu y atteindre, et qui, la trouvant parfois dans les œuvres du jeune auteur qui venait après lui, se disait avec désespoir « Oh ! pourquoi n'ai-je pas fait cela » C'était Marlow enfin, combattu entre son admiration d'artiste pour le beau et sa rage d'auteur vaincu, et se consumant lentement dans ces amères angoisses.
La reine parut et le spectacle commença.Dès les premiers actes, un intérêt puissant captiva l'assemblée ; pendant un moment, il n'y eut plus de faction ni pour ni contre l'auteur ; on l'avait oublié on voulait savoir comment, au milieu des discordes et des tempêtes que soulevaient les haines de leurs familles, ces deux jeunes amants, si beaux et si faibles, pourraient mener la barque de leur bonheur.C'était Arielle qui remplissait le rôle de Juliette. Au moment du malheur qui l'avait frappée, elle était restée longtemps anéantie et repoussant avec horreur l'idée de paraître le soir en public. Mais tout-à-coup, elle avait changé de résolution elle savait que la reine assisterait au spectacle, et pensait que si la pièce, pouvait avoir le bonheur d'intéresser la souveraine, elle irait se jeter à ses pieds pour lui demander la délivrance de l'auteur. Elle voulait donc contribuer de toutes ses forces au succès de la représentation. D'ailleurs, il lui semblait que c'était trahir son amant que d'abandonner son œuvre pour se livrer à une lâche douleur, et elle sentait que, dans son désespoir même, elle trouverait un ressort pour s'élancer plus loin dans les inspirations dramatiques.
Parmi ces fêtes théâtrales, faites pour réveiller les facultés que la monotonie de l'existence laisse dormir et satisfaire le besoin qu'éprouve toute âme de s'élever par instant, aucune ne fut aussi belle et n'atteignit mieux son but que la représentation de Roméo et Juliette. Partout se faisait sentir la magie de l'art, partout courait ce fluide sympathique dans lequel le rire appelle le rire, les larmes appellent les larmes.Cependant, vers la fin du spectacle, la malveillance réveillée tout-à-coup par la pensée du triomphe qui se préparait pour l'auteur, songea à le lui disputer, et commença à se servir de ses armes. On entendit le bruit aigre des sifflets, bruit symbolique, car il semble le sifflement des serpents qui va se tordre dans le sein de l'auteur malheureux, et lui porte son dard au cœur.Mais la reine Elisabeth savait apprécier la beauté en toutes choses ; cette beauté qui se compose d'harmonie et de grandeur, est la même dans la construction d'un drame et dans l'édifice d'une royauté florissante, et celle qui savait si bien régner savait aussi admirer Shakespeare.Profondément touchée de l'œuvre qu'elle voyait représenter, elle tourna un regard mécontent du côté d'où venait l'opposition, et le froncement de ce sourcil royal obtint subitement ce que n'auraient pu imposer le bon goût et la loyauté, les sifflets se turent à l'instant pour ne plus se faire entendre.Le cinquième acte, mélancolique, passionné et sublime, marcha au milieu d'un religieux recueillement ; les cœurs battaient à l'unisson, les yeux étaient mouillés des mêmes larmes ; toutes les âmes, arrachées à leur sphère isolée, goûtaient ce plaisir de vivre toutes ensemble de la même vie qui fait des représentations scéniques une vaste communion.Enfin, à la tombée du rideau, l'enthousiasme comprimé éclate à grand bruit ; des salves d'applaudissements s'élèvent de toutes parts ; les mains battent sans relâche, les pieds trépignent, un murmure da voix émues se mêle à tout cela la rumeur éclate au parterre, court dans les galeries, monte jusqu'aux combles, et semble ébranler la voûte.
Quand l'admiration s'est exhalée, quand le trop plein des âmes a coulé à longs flots, quelques voix, dominant les autres, demandent l'auteur. On veut le voir, lui rendre grâce c'est une ardente sympathie pour lui qui surgit de partout ; cette foule immense s'est élevée à la hauteur d'une nation qui s'admire dans un de ses enfants. On demande l'auteur...Mais rien ne répond sur la scène... On appelle de nouveau, on attend, on se tait, on regarde, on écoute. Mais le rideau immobile ne semble entendre aucune voix. L'impatience trompée redouble des cris plus forts et plus nombreux s'élèvent de tous côtés.Dans un moment où le public suspend passagèrement ses clameurs, on entend venir d'un angle noir, enfoncé sous un pilier, une voix sourde, isolée, et qui cependant semble avoir plus de force et de puissance que toutes les autres ensemble ; cette voix s'écrie, comme s'arrachant de la poitrine après de longs combats :— Eh bien !...oui... l'auteur !C'était Marlow qui enfin se sentant vaincu, pliait devant ce chef-d'œuvre, et après une lutte terrible entre son orgueil et sa conscience, entre le sentiment qui admirait en lui, et le sentiment qui enviait, avouait la supériorité de Shakespeare, et recevait le coup mortel dont il expirait peu d'heures après.
AÀ cette voix solennelle, un nouvel élan électrique est donné à toute la salle qui se lève en masse ; les hommes agitant leurs mouchoirs, les femmes arrachant leurs bouquets de leurs ceintures, leurs couronnes de leurs cheveux, pour les lancer aux pieds du poète. C'est l'ardeur et l'élan passionné de l'amour qui se fait alors sentir. Tous ont besoin de voir Shakespeare, de lui dire par leurs bravos qu'il est grand, qu'il est sublime, qu'il est poète, qu'il a bien mérité de la patrie, et surtout qu'il est aimé ! Ce mot divin qui se dit de toutes manières, qui s'exprime autant par un élan universel et retentissant, que par un regard silencieux !Mais toujours sur la scène, même solitude.Les clameurs redoublent, et l'enthousiasme menace de devenir tumulte. Alors le directeur du théâtre, frémissant de l'agitation qui ose ainsi se manifester devant la reine, s'avance timidement et d'une voix mal assurée, prononce le nom de William Shakespeare. Mais, comme en ce temps, c'était l'auteur en personne qu'on avait coutume de voir paraître, le mécontentement du public se manifeste hautement, et sans la présence de la souveraine, des bouteilles vides, des pipes et d'autres projectiles seraient allés balayer le malheureux directeur de la place où on voulait voir Shakespeare. Les murmures violents forcent Johnson d'excuser sa présence, et, d'un accent plus tremblant encore, il dit que par mesure de justice, l'auteur de la pièce représentée a été arrêté le matin et conduit à la Tour de Londres ; puis il se retire de la scène.
Le mystère qui entoure cette arrestation, la rend plus frappante. La stupeur, l'indignation sont répandues dans l'enceinte. Toutes les voix réunies en une seule exhalent un long cri de douleur, un mugissement de vengeance.Par une persistance aveugle, mais naturelle en ce moment le parterre, les loges restent dans le même état ; les femmes tiennent toujours les couronnes qu'elles veulent jeter au poète, et comme si cet amour ardent, unanime, pouvait forcer les portes de la prison, des cris exhalés du fond des âmes continuent à demander l'auteur !
Dans une rue étroite, passant derrière le théâtre, et sur lesquelles ouvraient les portes dérobées du bâtiment, venait en ce moment ShakspèreShakespeare, portant encore les chaînes qu'on lui avait mises, et entouré de ses gardes.Il avait attendu jusqu'à cette heure dans la salle de détention du Palais de justice, que les formalités relatives à son arrestation fussent remplies, et il se dirigeait maintenant vers la Tour de Londres.Il passe devant un lieu bien connu à ses pas.Les portes latérales qui servent d'entrée aux acteurs sont ouvertes. Les violentes acclamations de la foule retentissent jusqu'en cet endroit.Shakespeare s'arrête, il entend, il reconnaît la voix du peuple, de son peuple aimé qui l'appelle... le poète s'éveille et tressaille !... Cette situation est si frappante, que les gardes eux-mêmes s'arrêtent immobiles. Les cris redoublent, une force irrésistible entraîne Shakespeare ; il renverse les deux soldats qui s'opposent à son passage, prend l'entrée ouverte devant lui, et se précipite sur la scène.Les douleurs, les longues angoisses ont dévoré le sang de ses veines ; il est pâle comme un mort ; aux derniers pas qu'il fait vers la rampe, l'émotion brise son corps, les chaînes qui les unissent entravent ses pieds, il tombe à demi agenouillé, appuyant une de ses mains enchaînées sur la terre, et étendant l'autre vers la foule en signe d'actions de grâces.Les deux soldats qui se sont élancés sur ses traces, frappés de crainte à la vue de cette salle imposante, s'arrêtent de chaque côté du captif et achèvent cet imposant tableau.
A À cette apparition inattendue que la majestueuse beauté de Shakespeare rend plus frappante encore, à l'aspect de l'artiste idolâtre que les acclamations du peuple semblent avoir évoqué du fond de la prison, les transports de la foule sont au comble, les bouquets, les couronnes tombent à flots autour du poète pâle et enchaîné, qui semble venir expirer sur les fleurs de sa gloire. Il y a un moment de saisissement et de silence palpitant. La reine, saisie de l'émotion universelle, oublie un instant sa grandeur, et cédant à un simple mouvement de femme, détache une rose rouge de son corsage, la lance sur la scène, et la rose légère va voler aux pieds de Shakespeare.En ce moment, le rideau se baisse.Des deux côtés de la toile, il se fait alors un mouvement tumultueux. Sur le théâtre, maintenant à peine éclairé par les lanternes qui circulent parmi le matériel confus de la scène, les comédiens s'élancent avec transport autour de leur camarade, le pressent dans leurs bras, et en une minute, ont détaché, brisé et dispersé ses chaînes. En même temps, le détachement qui conduisait le prisonnier est entré dans l'enceinte ; les soldats, arme au bras, s'emparent de Shakespeare, et rompant en visière à toute gloire et à tout épanchement de cœur, veulent emmener leur prisonnier. Les artistes sont loin de l'abandonner sans résistance ; ils lui font un rempart de leurs bras agiles, qui savent repousser avec adresse et frapper avec force. Une lutte s'engage ; les coups de poing volent, les armes se croisent, au milieu des décors qui s'ébranlent, des tentures, des planches, des quinquets, des échelles, des cordages qui se détachent et tourbillonnent dans l'espace. Puis les assaillants, les défenseurs, les amis du prisonnier et ses gardes, roulent tous ensemble et pêle-mêle dans la rue.
Cependant le public de la salle s'était écoulé rapidement. La reine, revenant à l'instant à ses habitudes de domination, avait ordonné à l'un de ses officiers de lui remettre le lendemain l'accusation portée contre le comédien Shakespeare, disant qu'elle jugerait cette affaire, et s'était retirée. Mais la justice populaire va plus vite que celle d'aucun tribunal. Le peuple du parterre était arrivé en foule vers la porte par laquelle allait sortir Shakespeare.Là, bientôt le tumulte augmente et la contestation prend l'aspect d'une violente émeute. La compagnie d'arbalétriers qui était de garde dans l'enceinte du théâtre est venue renforcer le piquet des hommes d'armes qui emmenait le prisonnier ; le peuple se montre déterminé à soutenir les comédiens défenseurs de Shakespeare. Au milieu de ces deux troupes, le détenu est placé entre deux officiers du poste, qui ne cessent pas d'avoir la main sur lui, mais ne peuvent l'emmener à cause de l'intensité de la foule.Les bravades, les paroles de défi jetées par les récalcitransrécalcitrants à la force armée, les sommations de se rendre que celle-ci profère d'une voix de tonnerre commencent les hostilités. Les réverbères de la rue, les lumières des maisons voisines que les curieux tiennent aux fenêtres, les flambeaux de la salle apportés par quelques spectateurs, éclairent confusément la scène.Cependant un matelot, avec un énergique jurement, envoie sa pipe à la tête d'un soldat ; celui-ci y répond par un coup de sabre et la lutte s'engage d'une manière meurtrière. Les bâtons sifflent, les pierres volent, les lances frappent d'estoc et de taille. Le choc est violent, tumultueux, et mêle ensemble les combattants qui, pressés sur un étroit espace, se heurtent, se frappent, se renversent, et montent les uns sur les autres pour se frapper encore. En même temps, les menaces, les vociférations, les jurements ne cessent de retentir, comme une musique militaire qui anime les combattants à la bataille. Les acteurs sont toujours au premier, rang : une ardeur indomptable les anime ; ils ont encore leurs habits de comédie, ils ont pris à la hâte les lances, les sabres, les armes rouillées de la scène... Mais leur courage n'est pas de théâtre ; de toutes parts atteints, déchirés, ensanglantés par le fer des soldats, ils savent recevoir leurs coups bravement et y répondre de même.
Bientôt les projectiles manquent aux émeutiers, et ils lancent contre leurs ennemis les torches enflammées qu'ils tiennent à la main et les débris des lanternes de la rue brisées de tous côtés. Les officiers du détachement, jugeant que l'obscurité va augmenter le désordre et leur donner un immense désavantage, ordonnent de redoubler la charge et de tirer à brûle-point. Le peuple entièrement désarmé plie déjà, et va succomber sous la force militaire. En ce moment, un jeune cavalier, que la difficulté de traverser à cheval une foule aussi compacte, a tenu jusque-là en arrière de la scène, voit que la force armée va enfin se rendre maîtresse du, prisonnier ; surmontant tout obstacle, il, se précipite au milieu du tumulte, en passant par-dessus les corps renversés ; il arrive en face des officiers des troupes qui servaient de garde à Shakespeare, et s'écrie :— Bas les armes ! capitaines.— Que le peuple se rende !— Délivrez le prisonnier.— Au nom de qui ? — Au nom de la reine.— Nous avons l'ordre d'arrestation du prévôt ; où est celui de la reine ?— Le voici, dit Henri de Southampton, en montrant la rose rouge qu'Elisabeth a jetée à l'auteur de Roméo et Juliette. Vous avez vu cette fleur au corsage de la reine, elle l'a offerte en hommage, au poète qui venait de la charmer par ses accents ; craignez tout de sa Majesté si vous osez contrevenir à ses intentions et traiter en criminel celui qu'elle, vient d'honorer comme un grand homme !L'officier du poste, placé pendant la représentation dans l'intérieur de la salle avait vu en effet le mouvement d'enthousiasme de la reine et la faveur insigne qu'elle avait faite à l'auteur. Après s'être consulté quelques minutes, jugeant que cette grâce tacite de la souveraine devait primer sur une autorité secondaire, et qu'il valait mieux désobéir ouvertement au magistrat civil que déplaire le plus légèrement du monde à la despote Elisabeth, il remit son prisonnier au jeune, comte de Southampton, et ordonna à sa troupe de se retirer.
Des cris de joie fendirent l'air de toutes parts ; les camarades de Shakespeare, le peuple en armes, tous ceux qui venaient dans cette soirée d'applaudir le poète et de se battre pour lui, faisaient éclater de toutes manières le plaisir de leur victoire. On emmena en triomphe Shakespeare et son noble ami, et on se porta à la taverne de la Sirène qui était ouverte non loin du théâtre de Blackfriars. Les acteurs y entrèrent ainsi que toute la foule qui put tenir dans l'enceinte, et on but largement au gain de la bataille. Dans cette taverne, la plus célèbre du temps, se réunissaient souvent les gentilshommes, les jeunes seigneurs de la cour. Un grand nombre d'entre eux y étaient venus ce soir-là à la sortie du spectacle, et attendaient l'issue du combat engagé.Comme il y a toujours dans la jeunesse quelque chose de généreux et qui s'intéresse dans une lutte à la partie la plus faible, les gentilhommes ne furent point trop fâchés de voir que Shakespeare eût remporté la victoire, quoique ce fût en quelque sorte contre eux, puisqu'elle venait de le soustraire à la punition qu'ils avaient prétendu lui infliger. Bientôt les tables se rapprochèrent ; amis et ennemis burent ensemble.Cette soirée aux luttes sanglantes eut à peu près l'effet d'un duel qui, après avoir fait épancher la haine, réunit les parties adverses, quelle que soit l'issue du combat. Ce fut à dater de ce moment que l'animosité des nobles d'Angleterre contre l'écrivain populaire s'affaiblit, pour aller bientôt se perdre dans l'admiration universelle.Clémence Robert(Extrait de : William Shakespeare)
LE VIEUX CHIEN
.....Notre voiture roulait sur la route de Dieppe ma sœur se trouvant fatiguée, s'était appuyée sur moi, et les grosses boucles de ses cheveux bruns, soulevées par le vent du matin, venaient caresser mon front.Bientôt, une vapeur lumineuse, éclairant l'horizon, annonça le retour de l'aurore, les sommités des montagnes se colorèrent d'une teinte pourpre, et les rayons dorés du soleil de mai dissipèrent le brouillard, qui étendait encore son voile léger sur la plaine.J'assistais au réveil de la nature, j'étais plongé dans je ne sais quelle vague extase, mon âme nageait dans la joie ; je ne savais comment exprimer cette plénitude de félicité, cet épanouissement du cœur qui dispose aux sensations les plus douces, aux actions les plus touchantes. Notre voiture s'arrêta pour relayer : il fallut attendre, tous les chevaux étaient pris.Un vieux pauvre et son chien s'approchèrent, levèrent la tête d'un air suppliant et inquiet, tendant l'un son chapeau, et l'autre sa tasse de fer-blanc.Ma sœur me prévint, car mettant d

Transcription : Alain Collignon

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