Le Petit Caporal, 9 septembre 1879
DĂ©mocratie
UN DE MOINS !...Nous avons conduit hier à sa dernière demeure ce pauvre Guillaume, l’un des braves et honnêtes ouvriers qui se rendirent de Paris aux funérailles de l’Empereur Napoléon III et que, pour cette raison, les journaux républicains aiment à qualifier de « blouses blanches. »Guillaume était un ancien soldat, un cuirassier qu’un accident de cheval éloigna du service, et qui eut ainsi le chagrin de ne pouvoir prendre
part à la campagne de 1870.Du moins ses sentiments patriotiques survécurent en lui à la faculté de servir la patrie et son dévouement à l’Empire resta une religionPotier d’étain de son état, plus que modestement établi rue Oberkampf, 119, Guillaume était secondé, dans l’exercice de sa profession, par une
femme au cœur droit et à l’âme courageuse qui suppléait, soutenue par le devoir conjugal et l’amour maternel, aux inégalités de travail
fatalement occasionnées par la santé altérée de son mari. Guillaume était atteint de ce mal impitoyable que l’on appelle la « phtisie pulmonaire. » Il en est mort à quarante ans. Depuis près de
dix mois, il allait s’éteignant peu à peu. La nouvelle de la mort du Prince Impérial lui porta un coup
terrible. Le 15 août, il voulut se lever et sortir, croyant qu’il y aurait une messe à Saint-Augustin. Ayant
appris qu’il n’y en avait pas, il se coucha pour ne plus se relever. Sa femme s’est multipliée d’énergie et de
forces pour le disputer Ă la mort. Elle Ă©tait
assistée, dans ce
douloureux et inutile labeur,
par quelques amis qui ont passé auprès de
Guillaume les dernières nuits. J’aime
à honorer publiquement, en cette triste circonstance, le dévouement modeste et toujours prêt de mon excellent
ami M. Gaudet, ouvrier mécanicien, et d’un autre que je n’ai pas la satisfaction de connaître, M. Donet. Ce dernier ne partage pas nos convictions; il est républicain, mais c’est un brave cœur
aussi. Il aimait Guillaume et il a su prouver dignement que la vraie fraternité ne connaît point d’opinions
politiques.Nous Ă©tions, au convoi de Guillaume, assez
nombreux pour lui faire honneur, quoique la
rapidité du sinistre
dénouement n’eût pas
permis de prévenir tous ceux qui auraient
voulu lui rendre un suprême témoignage de
sympathie.On remarquait sur son cercueil une belle
couronne de violettes artificielles. Cette couronne a sa touchante histoire. Elle était le produit d’une souscription et devait être envoyée à Chislehurst, le 9 janvier dernier, pour le dernier anniversaire de la mort de l’empereur Napoléon
III. Quelque malentendu empêcha qu’elle ne fût expédiée en temps utile. Guillaume la garda en disant à ses amis:
« Elle servira pour celui d’entre nous qui mourra le premier cette année. » C’est à lui-même que ce
lot de la piété a été dévolu par la mort.Guillaume laisse une veuve et trois jeunes
enfants. Nous appelons sur eux la sollicitude
de nos amis. Nul n’en
saurait ĂŞtre plus digne
que cette noble femme, que ces jeunes enfants
à qui leur père lègue, avec la pauvreté
obscure, le généreux exemple d’une inébranlable constance dans ses sentiments patriotiques, d’un inaltérable
attachement à la mémoire de ceux que la fortune avait trahis, et que tant d’autres — moins grands en cela que
le pauvre potier d’étain — ont oubliés ou abandonnés.JULES AMIGUES