fermer

f°035 - Recto Becquet verso | f°036 - Recto << Cote g226 - vol. 8 - f°037 - Recto -  >> f°038 - Recto | f°038 - Verso

Cote : g226_8_f_037__r____ | ID_folio : 339 | ID_Transcription : 2773 | ID_Image : 1016
L’ESPRIT DES AUTRES ––––––
Le Temps publie un chapitre inédit de
l’Art de la lecture de M. Ernest Legouvé.
Nous en détachons cet intéressant ex-
trait, qui est d’actualité au moment où l’on
parle fort de Gounod :
J’étais à la campagne avec Gounod ; deux de
mes amis viennent me voir, et la conversation
s’engage sur la comparaison de la langue fran-
çaise et de la langue italienne, en tant que lan-
gues propres à la musique. « Le français, di-
sait un de mes amis, avec ses e muets, ses diph-
tongues, ses syllabes sourdes
, fait obstacle au
génie même. Rossini maudissait notre langue.
La langue italienne, au contraire, est déjà à
elle seule une musique, ses mots eux-mĂŞmes
chantent ; ses accents variés et expressifs écla-
tent dans la phrase comme des coups de cym-
bales, et ses o, ses a répandus à profusion dans
les vocables, les font vibrer ainsi que des ins-
truments de concert.
Gounod écoutait sans répondre; puis, après
un moment de silence :
— Que penseriez-vous donc si je vous disais
que la langue française offre au compositeur
des ressources plus variées que l’italien ?
Nos deux amis se récrièrent.

— Du calme, reprit Gounod, en riant, et lais-
sez-moi m’expliquer. Certes, bien loin de moi
la pensée de nier la sonorité et l’éclat de la
langue italienne ; mais tout dans la musique
est-il donc éclat et sonorité ? La langue ita-
lienne est une interprète incomparable pour
exprimer ce qui est brillant et charmant dans
la vie, ce qui est aimable dans les sentiments,
élégant dans la douleur, ardent mais un peu
superficiel dans les passions. Mais si le com-
positeur a d’autres visées, rendre
les nuances, s’il a quelque répulsion pour le
théâtre, pour le convenu, s’il recherche l’in-
time, le vrai, le profond des choses e t des
cœurs, qu’il s’adresse à la langue française !
Elle est moins riche de coloris, soit ; mais elle
est plus variée et plus fine de teintes. Elle a
moins de rouge sur sa palette, j’y consens,
mais elle a des violets, des lilas, des gris-
perle, des or pâle que la langue italienne ne
connaîtra jamais. En-voulez-vous la preuve ?
Dans une de mes mélodies, le Vallon, se trouve
le vers :
Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ! Une cantatrice italienne fort habile vint me
chanter ce morceau traduit en italien. Arrivée
au mot : che t’ama … elle enleva avec force la
première syllabe… T’ama . — Ah ! madame,
m’écriai- je, ce n’est pas cela. Pourquoi tant de
force sur cet accent ? Éteignez ! éteignez ! Il ne
s’agit pas d’une déclaration d’amour, la na-
ture ne nous aime pas avec tant de passion ;
c’est une affection maternelle, contenue. Voilez
l’accent ! Mais elle put ni voiler ni éteindre.
La loi inflexible de la prosodie italienne la for-
çait d’enlever le T’ama, et je compris qu’il n’y
avait rien de tel pour rendre ma phrase musi-
cale, que notre petite syllabe modeste, et nn
peu grise de qui t’aime… C’est une femme en
demi-deuil.
Nos deux amis essayèrent de répondre. — Laissez-moi, ajouta-t-il, vous citer un se-
cond exemple. Dans Faust, l’air du jardin
commence par
Salut, demeure chaste et pure ! on l’a traduit en italien et on a mis : Dimora casta et pura Les mots mêmes, les mots traducteurs, ne
peuvent pas être plus exacts, plus fidèles, mais
le son de ces mots m’a trahi. Casta est le con-
traire de chaste. Cet accent expansif qui Ă©clate
comme une fusée sur casta détruit tout le
mystère, toute la pudeur de mon harmonie.
Ce terrible casta fait trop de bruit autour de
la petite maison, il en trouble le repos… tandis
qu’avec mon modeste mot chaste, avec son a
un peu terne et comme (pardonnez-moi cette
expression) ouaté par cet s, ce t, et cet e final,
j’arrive à peindre le demi-silence, la demi-
ombre qui est l’image de ce qui se passe dans
l’âme de Marguerite.
Oh ! la langue française ! la poésie fran-
çaise !... Ne la calomnient que ceux qui ne la
comprennent pas ! Elle a des douceurs, elle a des
intimités qui répondent à ce que nous res-
sentons de plus profond ! Savez-vous à quoi
je compare la langue italienne ? À un magnifi-
que bouquet de roses, de pivoines, de crocus,
de rhododendrons… mais auquel il manque
des héliotropes, des résédas, des violettes.

Transcription :

Document « brut » imprimé

Si vous avez relevé une erreur de transcription ou de normalisation, si vous pensez avoir déchiffré un mot illisible, prenez contact avec nous :