L’ESPRIT DES AUTRES––––––
Le Temps publie un chapitre inédit de
l’Art de la lecture de M. Ernest Legouvé. Nous en détachons cet intéressant extrait, qui est d’actualité au moment où l’on parle fort de Gounod : J’étais à la campagne avec Gounod ; deux de
mes amis viennent me voir, et la conversation
s’engage sur la
comparaison de la langue française et de la langue italienne, en tant que langues propres à la musique. « Le français, disait un de mes amis, avec ses e muets, ses diphtongues, ses syllabes sourdes, fait obstacle au génie même. Rossini maudissait notre langue. La
langue italienne, au contraire, est déjà à elle seule une musique, ses mots eux-mêmes chantent ; ses
accents variés et expressifs éclatent dans la phrase comme des coups de cymbales, et ses o, ses a répandus à profusion dans les vocables, les font vibrer ainsi que des instruments de concert.Gounod écoutait sans répondre; puis, après
un moment de silence :— Que penseriez-vous donc si je vous disais
que la langue française offre au compositeur
des ressources plus
variées que l’italien ?
Nos deux amis se récrièrent.
— Du calme, reprit Gounod, en riant, et laissez-moi m’expliquer. Certes, bien loin de moi la pensée de nier la sonorité et l’éclat de la langue
italienne ; mais tout dans la musique est-il donc éclat et sonorité ? La langue italienne est une interprète incomparable pour exprimer ce qui est brillant et charmant dans la vie, ce qui
est aimable dans les sentiments, élégant dans la douleur, ardent mais un peu superficiel dans les passions.
Mais si le compositeur a d’autres visées,
rendre les nuances,
s’il a quelque répulsion pour le théâtre, pour le convenu, s’il recherche l’intime, le vrai, le profond des choses et des cœurs, qu’il s’adresse à la langue française ! Elle est moins riche de coloris, soit ;
mais elle est plus variée et plus fine de teintes. Elle a moins de rouge sur sa palette, j’y consens,
mais elle a des violets, des lilas, des gris- perle, des or pâle que la langue italienne ne connaîtra jamais.
En-voulez-vous la preuve ? Dans une de mes mélodies, le Vallon, se trouve le
vers :Mais la nature est là qui t’invite et qui t’aime ! Une cantatrice italienne fort habile vint me
chanter ce morceau traduit en italien. Arrivée
au mot : che t’ama… elle enleva avec force la
première syllabe… T’ama. — Ah ! madame,
m’écriai- je, ce n’est pas cela. Pourquoi tant de
force sur cet accent ?
Éteignez ! éteignez ! Il ne
s’agit pas d’une déclaration d’amour, la nature ne nous aime pas avec tant de passion ; c’est une affection maternelle, contenue. Voilez
l’accent ! Mais elle put ni voiler ni éteindre. La loi inflexible de la prosodie italienne la forçait d’enlever le T’ama, et je compris qu’il n’y avait rien de tel pour rendre ma phrase
musicale, que notre petite syllabe modeste, et nn peu grise de qui t’aime… C’est une femme en demi-deuil. Nos deux amis essayèrent de répondre.— Laissez-moi, ajouta-t-il, vous citer un second exemple. Dans Faust, l’air du jardin commence par Salut, demeure chaste et pure !on l’a traduit en italien et on a mis :Dimora casta et pura Les mots mêmes, les mots traducteurs, ne
peuvent pas être plus exacts, plus fidèles, mais
le son de ces mots
m’a trahi. Casta est le contraire de chaste. Cet accent expansif qui éclate comme une fusée sur casta détruit tout
le mystère, toute la pudeur de mon harmonie. Ce terrible casta fait trop de bruit autour de la petite maison, il en trouble le repos… tandis qu’avec mon modeste mot
chaste, avec son a un peu terne et comme (pardonnez-moi cette expression) ouaté par cet s, ce t, et cet e
final, j’arrive à peindre le demi-silence, la demi- ombre qui est l’image de ce qui se passe dans l’âme
de Marguerite.Oh ! la langue française ! la poésie française !... Ne la calomnient que ceux qui ne la comprennent pas ! Elle a des douceurs, elle a des
intimités qui répondent à ce que nous ressentons de plus profond ! Savez-vous à quoi je compare la langue italienne ? À un magnifique bouquet de roses, de pivoines, de crocus, de rhododendrons… mais auquel il manque des héliotropes,
des résédas, des violettes.