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Cote : g226_2_f_011__r____ | ID_folio : 3401 | ID_Transcription : 2420 | ID_Image : 10202
CHRONIQUE
C’est le moment des distributions de prix.
L’écho nous arrive de tous les points de la
France de ces cérémonies pacifiques qui font
la joie des enfants et l’orgueil des parents.
Les discours officiels pleuvent comme grĂŞle
et se ressemblent invariablement. J’en ai ce-
pendant trouvé un dans le nombre qui se dis-
tingue par une littérature toute spéciale. Il
est de M. Scipion Doncieux, le préfet fameux
de la Loire qui, on le sait, a eu autrefois
quelque prétention aux belles-lettres.
Il faudrait le citer tout entier pour l’appré-
cier à sa véritable valeur. On conçoit que nos
nouveaux préfets soient très animés contre
la république et les républicains ; mais, bon
Dieu ! que leur a fait la grammaire pour qu’ils
la soumettent Ă  pareille torture ? Que leur a
fait la langue française pour qu’ils en usent
avec une semblable désinvolture ?
Tout ce morceau est un petit chef d’œuvre.
Il y est question tout d’abord de l’éminent M.
Brunet, qui « a échangé sa robe de magistrat
contre celle de ministre de l’instruction pu-
blique. » J’ai vu bien des cérémonies offi-
cielles ; mais il ne m’a jamais été donné d’en-
trevoir la robe de M. Jules Simon, ou celle de
M. Waddington, ou celle de M. Batbie, voire
mĂŞme celle de M. de Cumont. Une robe de
ministre ? Voilà un phénomène que M. Scipion
Doncieux peut se vanter d’avoir découvert.
Mais passons. L’exorde est d’une philoso-
phie insinuante. — « Laissez-moi, s’est écrié
l’orateur, vous exprimer quelques pensées
qui sont comme le souffle intellectuel et viril
de cette terre forézienne et qui, dans ces
temps, dans ces lieux, dans cette atmosphère
que nous respirons, s’imposent à l’esprit avec
une irrésistible puissance. »
Des pensées qui sont le souffle viril d’une
terre, c’est déjà bien joli. Mais il y a mieux :
— « Cette solennité est la fête du travail et
la glorification de la volonté qui le produit,
de la volonté , c’est-à-dire de la liberté qui,
dans sa haute acception, est l’affranchisse-
ment de la volonté et sa domination sur nous
mêmes. »
Si M. Scipion Doncieux Ă©crit de ce style Ă 
ses administrés, et s’ils le comprennent,
il faut qu’ils aient l’étoffe de fameux devineurs
de rébus.
— « C’est pour obéir à la sainte loi du tra-
vail que vous ĂŞtes venus dans ce temple de
l’étude où vos maîtres vous servent avec gé-
nérosité et dévouement le pain un peu dur
quelquefois, mais toujours fortifiant, de la
science, cette science première par qui le
cœur se hausse vers le bien, s’élève à la no-
tion et à la certitude de l’immortalité et ap-
prend le beau moral dont l’application est la
vertu et cet autre (?) par qui l’esprit s’élargit,
s’assouplit et conquiert la connaissance de
l’utile. »
J’aurais voulu voir à ce moment les têtes
des jeunes Stéphanois. Pour un discours
clair, c’est un discours clair.
Mais M. Scipion Doncieux n’a pas tardé à
descendre de ces hauteurs philosophiques. Il
s’est souvenu que Saint-Étienne était la pa-
trie de la houille et du fer, et voici le tableau
poétique qu’il a tracé de la contrée :
— « Le ciel lumineux se couvre peu à peu
d’une sorte de gaze légère et l’on sent tomber
comme une brume de poussière impalpable.
La blancheur des maisons se ternit dans une
couleur grise d’abord, noirâtre ensuite. Les
senteurs végétales sont remplacées par une
vague odeur de combustion répandue dans
l’atmosphère. Le wagon court sur un sol où
l’industrie a allumée ses volcans. Nous som-
mes dans le pays des modernes vulcains. »
Quel poète que ce préfet ! Il faut l’entendre
chanter le fer, expliquer que le fer produit
l’acier et qu’avec l’acier on fait des canons,
des cuirasses de vaisseau, des fusils « armes
nécessaires aujourd’hui et plus encore de-
main ».
Il faut l’entendre célébrer la gloire des mé-
tiers à tisser d’où sort « ce ruban qui a la
couleur du sang qui le teint souvent, ce ru-
ban rouge, ce ruban de la gloire militaire et
civile, ce ruban pour lequel on meurt, ce
ruban qui s’envole de Saint-Étienne pour
se poser sur la poitrine dos vaillants et des
forts. »
Mais que dit-il ? le ruban n’est qu’un acces-
soire. Il y a mieux encore, il y a l’épée du
maréchal, cette épée qui « a été celle de l’é-
lève de Saint-Cyr, puis celle du lieutenant,
du capitaine, du colonel, du général. Sa-
luons-la, mes jeunes amis, de notre admira-
tion, de notre confiance, et saluons-la avec
un élan de fierté forézienne, car c’est sans
doute avec le fer qui se forge ici qu’elle a été
formée
. »
Et plus loin : « Cette même épée a travaillé
sans se lasser jamais, et plus d’une fois celui
qui la portait l’a arrosée de son sang
. » Son
propre sang sur sa propre épée ! C’est pres-
que aussi fort que le taureau furieux qui se
blesse avec ses propres cornes !
Avouez que le morceau ne laisse rien à dé-
sirer. Je serais incomplet cependant si je ne
reconnaissais pas que M. Scipion Doncieux
joint la modestie à l’éloquence. Il a avoué que
« la plume qui court, fiévreuse, sur le papier,
est souvent aussi lourde à manier qu’un bloc
de fer et de houille. » Les habitants de Saint-
Étienne ont dû quelque peu s’en douter en
l’écoutant.
Le Temps 12 août 1877.

Transcription : Stéphanie Dord-Crouslé

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